Des moustiques « Aedes aegypti », le 11 février 2016. | Ricardo Mazalan / AP

Les scientifiques tirent depuis des années la sonnette d’alarme sur les dangers des espèces envahissantes, sans susciter de réaction des pouvoirs publics. Franck Courchamp, écologue à l’université Paris-Sud, et Frédéric Simard, entomologiste à l’Institut de recherche et développement (IRD), livrent, mardi 4 octobre, un chiffre qui devrait faire réfléchir : les invasions d’insectes à travers le monde coûtent au moins 69 milliards d’euros chaque année.

Leur étude, publiée dans la revue Nature Communications, ne tient pas compte des dégâts causés par l’ensemble des moustiques, teignes, termites et autres capricornes… Ils seraient en effet bien plus importants. On estime que ces insectes réduisent chaque année la production agricole mondiale de 10 % à 16 % et en consomment autant après les récoltes. Les chercheurs se sont concentrés sur les « envahisseurs », autrement dit les espèces introduites, volontairement ou pas, par l’homme sur un territoire dont elles étaient jusqu’ici absentes, et sur lesquelles elles ont prospéré.

Ce qui fait déjà beaucoup. Les scientifiques estiment que 87 % des 2 500 invertébrés terrestres (des vers aux batraciens, des escargots aux araignées) ayant colonisé de nouveaux territoires sont des insectes. « Il n’était pas possible de tous les étudier, souligne Franck Courchamp. Pour réaliser un premier chiffrage, nous nous sommes concentrés sur les dix espèces considérées comme les plus coûteuses. »

Un termite qui coûte cher

Le termite de Formose est de celles-là. Les GI qui rentraient d’Asie après la seconde guerre mondiale n’avaient pas remarqué le petit insecte caché dans leurs caisses de bois. Erreur on ne peut plus funeste : l’isoptère a trouvé dans le sud du pays un climat chaud et humide idéal à son développement. Et dans les maisons de bois du Deep South un festin à sa mesure. Il a peu à peu pris le pas sur le termite local. Ses colonies de plusieurs millions d’individus, courant sur des dizaines de mètres, ont envahi la Louisiane, puis de nombreux Etats américains. Les campagnes d’éradication conduites outre-Atlantique ont toutes échoué. Classé au sommet de la hiérarchie des cent pires espèces envahissantes – toutes catégories confondues – par l’Union internationale de conservation de la nature (IUCN), il coûterait aujourd’hui à lui seul 26,7 milliards d’euros annuels à la collectivité.

Il n’est pas seul. Ainsi la teigne des choux, originaire de Méditerranée, a-t-elle conquis le monde. Le petit papillon et surtout ses chenilles ne se contentent pas de ronger les feuilles périphériques. Elles réunissent celles du centre par des fils de soie et les souillent de leurs excréments. La facture qu’elles laissent derrière elles atteint chaque année 4,1 milliards d’euros. Même origine, même effet pour le longicorne brun de l’épinette : ce coléoptère européen a gagné l’Amérique, où il pond dans les anfractuosités des épicéas. Les galeries forées par les larves dégradent les arbres et désespèrent les forestiers. Bilan pour la collectivité : 4 milliards d’euros, pour le seul Canada.

La spongieuse coûte sans doute un peu moins cher. Les dégâts causés aux forêts et aux vergers en Amérique du Nord, en Europe occidentale et en Afrique du Nord par cette chenille eurasienne ont été chiffrés à 2,8 milliards d’euros. Mais elle ne cesse d’élargir ses goûts alimentaires, pourtant déjà bien étendus puisqu’elle attaquerait 300 espèces d’arbres. Quant au capricorne asiatique, il n’a rien trouvé de mieux, en débarquant en Europe et en Amérique du Nord, que de s’attaquer aux arbres les plus sains. Marronniers, platanes, peupliers, bouleaux, saules : l’addition s’élève à 2,7 milliards.

« Sommet de l’iceberg »

Si l’agriculture et les biens sont les premiers touchés, la santé humaine est elle aussi frappée par ces envahisseurs. Avec en tête de liste deux moustiques cousins : Aedes aegypti et Aedes albopictus. Originaire d’Afrique, le premier a gagné l’Amérique du Sud pendant la traite négrière et est devenu le premier vecteur de la dengue, de la fièvre jaune et désormais du fameux Zika. Le second, mieux connu sous le nom de moustique-tigre, a pris son envol en Asie. Porteur des mêmes pathologies, auxquelles on peut ajouter le chikungunya, on le trouve désormais sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique.

Parmi les cadeaux que nous transmettent les aedes, la dengue reste le pire. La maladie a reculé en intensité dans ses pays d’origine, mais elle ne cesse de s’étendre géographiquement. Si bien que, sur les 6,1 milliards d’euros de coûts de santé annuels attribués aux insectes invasifs, 84 % proviennent de cette infection virale. Ils concernent les frais d’hospitalisation, le remboursement des médicaments et les campagnes d’éradication ou de prévention. « Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg, insiste Frédéric Simard. Les dépenses pour les ménages n’ont jamais été calculées. Pas plus que les coûts indirects : manque à gagner et séquelles pour les malades, absentéisme pour les entreprises… »

« En deça de la réalité »

Car ce travail ne fait que recenser « l’état de l’Art », comme disent les universitaires. Une compilation de 737 articles, livres, rapports. « Nous avons exclu beaucoup d’études douteuses mais aussi conservé certaines, lorsqu’elles étaient les seules disponibles sur des espèces essentielles », explique Franck Courchamp. C’est notamment le cas du termite de Formose, dont il juge « discutable » la méthode de chiffrage des coûts mais qu’il ne pouvait écarter. « Le seul fait qu’aucune autre étude n’existe en dit beaucoup. En réalité, nous sommes très en deçà de la réalité, poursuit-il. En Afrique, il n’existe pratiquement aucune donnée. En Asie, en Amérique du Sud et même en Europe, elles restent lacunaires. La plupart des travaux proviennent d’Amérique du Nord. »

Les lacunes sont aussi spécifiques. « De nombreuses espèces n’ont pas été étudiées », insiste Franck Courchamp. Thématiques, surtout. Les dégâts écologiques (réduction de la biodiversité et de l’abondance des espèces) n’ont pas été pris en compte. Ceux subis par les services écosystémiques, pas davantage. Dans les deux cas, faute de données. Au cours de précédents travaux, l’un des coauteurs de l’étude, l’économiste Jean-Michel Salles, avait pourtant chiffré à 153 milliards d’euros le service rendu par les pollinisateurs. Mais, à défaut d’étude disponible, les ravages causés par le frelon asiatique sur les abeilles européennes, probablement l’envahisseur le plus menaçant en France, n’ont pas été pris en compte.

La pointe de l’iceberg, donc. Et encore celle-ci est-elle en train de fondre sous l’effet du réchauffement. Le laboratoire de Franck Courchamp à Paris-Sud a calculé que l’aire de répartition des insectes envahisseurs aura crû de 18 % d’ici 2050 sous l’effet du changement climatique. Les scientifiques demandent donc aux pouvoirs publics de développer d’urgence des politiques de prévention, de surveillance et, quand c’est possible, d’éradication des nuisibles. Et invitent leurs collègues à multiplier les études afin de mieux mesurer l’étendue du phénomène. Pour eux, le travail ne fait que commencer.