Aurel

Cet article du « Monde », publié peu après les attentats du 13 novembre, a été distingué par le prix « Stop aux clichés sur les jeunes » dans les médias, décerné mardi 4 octobre par un collectif d’associations. Nous le republions donc.

lls sont une quinzaine de lycéens à s’être réunis, jeudi 26 novembre, dans un café de la place Stanislas, à Nancy. Là même où, depuis le 13 novembre, s’entassent bougies, fleurs et petits mots en hommage aux victimes des attentats de Paris. Des dessins, aussi, où se distingue le drapeau bleu-blanc-rouge, un peu comme certains de ceux qui ornent le « mur d’expression » inauguré il y a une dizaine de jours dans leur établissement, le lycée Loritz, pour mettre en forme – ou en mots – l’émotion de ces jeunes. « Pas besoin de grandes actions pour montrer qu’on est touchés et solidaires, témoigne Raphaël. Afficher sur son profil Facebook l’emblème tricolore, certains trouvent peut-être que c’est un effet de mode. Mais à mes yeux, ça fait sens : les terroristes, c’est bien notre mode de vie occidental qu’ils veulent combattre, à nous de leur montrer qu’on n’y renonce pas. »

Au soir des attentats, c’est de « manière virale » que des milliers d’internautes ont fait le choix de personnaliser leur compte avec le drapeau français. L’idée, lancée par Facebook, n’a pourtant séduit qu’une petite frange de ces élèves de 1re. Deux sur quinze, précisément. « J’ai suivi le mouvement pour montrer que moi aussi j’étais mobilisé, peut-être pas physiquement mais au moins virtuellement », explique Maxime. « Ça revenait, pour moi, à montrer que tout le monde était touché, que la souffrance était partagée », renchérit Titouan.

« Se sentir en groupe »

Un regain de patriotisme ? Le mot paraît un peu fort pour ces jeunes de 15 à 18 ans, abreuvés d’informations par les médias en ligne et les réseaux sociaux, mais qui se disent méfiants à l’égard des modes, des slogans. La plupart d’entre eux, comme Baptiste, Nicholas, Alexandre, Quentin, Guillaume, Arthur ou Stanko, « ne se sont tout simplement pas sentis de détourner ce symbole qu’est le drapeau ». Pour Titouan, c’est aussi parce que ces symboles sont mal maîtrisés : « Aux Etats-Unis, le patriotisme est inscrit dans les gènes dès l’enfance, souligne-t-il, les enfants hissent le drapeau, prêtent serment… Nous, dans un moment comme celui des attentats, on a fait comme on a pu pour montrer, à notre façon, qu’on est aussi patriotes. »

Une partie du petit groupe a fait le choix d’entonner, spontanément, La Marseillaise le lundi qui a suivi les attentats. « Ça s’est improvisé dans les vestiaires après un cours de sport, juste entre nous » – autrement dit, sans enseignant –, raconte Lyès. Une initiative qui, là encore, ne fait pas l’unanimité : « Ce n’est pas un chant pacifique », estiment Thomas et Sullivan. « Il ne faut pas y voir du nationalisme, leur répond Maxime, c’est juste une réaction pour se sentir en groupe. »

La déferlante tricolore au lendemain des attentats n’a pas uniformément mobilisé la jeunesse lycéenne ou étudiante. Mais elle a surgi comme un cri, lundi 16 novembre, après les minutes de silence en France, où La Marseillaise a retenti par surprise dans des universités ou des lycées. Comme sur le campus de Nanterre, qui a vu naître Mai 68 : « Il y avait énormément de monde, raconte Solène Druais, étudiante en licence de sociologie. La minute de silence était longue et lourde. Ensuite, j’ai eu l’impression que La Marseillaise jaillissait, dans l’émotion, du milieu de la foule. »

Au lycée Victor-Duruy, à Paris, les élèves réunis dans la cour l’ont spontanément chantée : « Je la connais par cœur, témoigne Elie, en 2de, même les couplets – y compris le cinquième ! C’est très important de la chanter, ça marque qu’on est ensemble, unis. » Inès, élève de terminale S au lycée Buffon, à Paris, confie le même engouement : « Je n’arrête pas de l’avoir en tête ! Pour moi, c’est le symbole qu’on est tous unis. Quelles que soient nos origines, notre religion, on est tous français. »

« Ils cherchent à se rassurer, à affirmer une identité commune qui, cependant, ne relève pas d’un nationalisme de repli »

Les grands symboles de la République leur ont servi d’abri. « C’était déjà le cas après les attentats de janvier, mais c’est aujourd’hui plus fort, analyse Anne Muxel, directrice de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Car c’est une appartenance collective, un vivre-ensemble qu’ils veulent défendre. Ils cherchent à se rassurer, à affirmer une identité commune qui, cependant, ne relève pas d’un nationalisme de repli ou de fermeture. » Entre Charlie Hebdo et le 13 novembre, la « grande mobilisation pour la défense des valeurs de la République », sonnée par la ministre de l’éducation en janvier, est certes passée par là, encourageant l’élan patriotique dans les établissements scolaires. Mais parmi les jeunes, très rares sont ceux qui s’y réfèrent : c’est « leur » élan spontané qu’ils racontent.

Non sans questions : « J’ai pas mal hésité à mettre le drapeau sur mon compte, dit Hugo Gimenez, 23 ans, élève de l’Institut des sciences et techniques de l’ingénieur d’Angers. J’avais peur de l’amalgame avec le Front national. Mais, oui, j’aime mon pays. » « Ce geste d’arborer le bleu-blanc-rouge, les jeunes l’ont fait pour manifester leur solidarité avec les victimes, en France… comme depuis l’étranger. Et cela n’a rien à voir avec une attitude vindicative ou va-t-en guerre », analyse Fabrice d’Almeida, professeur d’histoire à l’université Panthéon-Assas (Paris-II).

L’accaparement du symbole du drapeau tricolore par le Front national, qui a nommé sa fête celle des « bleu-blanc-rouge », « a entraîné dans la société une prise de distance à l’égard du drapeau, entretenue par une méconnaissance – voire des contresens – historiques. Voilà où on était le 13 novembre. En l’espace d’une nuit, on est revenu à une interprétation plutôt pacifiste et proliberté de l’emblème tricolore », conclut Fabrice d’Almeida.

« Les étudiants ont parfaitement conscience que l’objectif de Daech [l’organisation Etat islamique] est de diviser notre société. C’est justement ce qu’ils ne veulent pas, et les valeurs de la République le permettent », analyse Didier Boisson, directeur de la faculté des lettres, langues et sciences humaines d’Angers, qui a organisé une prise de parole des étudiants, lundi 23 novembre. « Cette réaction patriotique me paraît tout à fait saine. La réappropriation du drapeau par l’ensemble de la société est une bonne nouvelle. Jusqu’à présent on ne le voyait que dans les manifestations d’extrême droite ».

Plutôt « Peace and Love »

Et « cette Marseillaise, ce n’était pas une musique officielle de l’Etat français, comme elle est jouée aux Jeux olympiques, par exemple. C’était l’élan du peuple français, et pour lui rendre hommage », explique Aymen Nouibet, étudiant en Paces (première année commune aux études de santé) à l’université Lille-II, où les étudiants ont entonné l’hymne dans les amphis à la fin des cours du lundi, après s’être donné le mot sur Facebook. Né à Alger et arrivé en seconde en France, Aymen a appris les paroles pour l’occasion. Et il a vu dans ce mouvement « le refus d’un amalgame » : « Je pense que les Français sont plus forts qu’avant, car sur tout le territoire, les musulmans, les juifs, les chrétiens, les bouddhistes et les athées se sont regroupés autour du drapeau et de leur appartenance à la nation. »

« Tous unis, oui, mais j’ai l’impression que c’est plutôt unis entre “Franco-Français” »

Mais la jeunesse ne renonce pas à ses questionnements : « Oui, j’ai utilisé les trois couleurs pour mon compte Facebook, mais je me demande si on n’en a pas trop fait dans la célébration. Parce qu’il y a aussi du terrorisme en Afrique, pire que chez nous, et ça, on n’en parle pas », explique Léonard Bailleul, 19 ans, élève à l’Ecole supérieure des sciences commerciales d’Angers. Certains gardent aussi en tête le débat sur les paroles guerrières de La Marseillaise, comme Benoît, élève en 1re ES au lycée Buffon : « Le “Peace and Love” me parle plus, parce que la France n’est pas le seul pays menacé », explique-t-il. Dans cet établissement du 15e arrondissement de Paris, des élèves ont dessiné sur le sol de la cour le symbole « Peace and Love »… en bleu-blanc-rouge, avec la devise de Paris, « Fluctuat nec mergitur ».

Les fractures de la société française n’en sont pas réglées pour autant : « Le peuple français est divisé – il y a du sexisme, du racisme, un rejet des étrangers… Ce n’est pas vrai de dire qu’il est uni », explique Clarisse, élève en terminale au lycée Victor-Duruy à Paris. Ramzi, lycéen à Buffon, voudrait bien y croire : « Depuis les attentats, j’ai le sentiment que les gens changent. Ils deviennent gentils, solidaires. En même temps, ils ont peur. Ça se manifeste par des regards, des petites phrases envers ceux qui ne sont pas blancs. Tous unis, oui, mais j’ai l’impression que c’est plutôt unis entre Franco-Français. »

Pour Anne Muxel, « il n’y aura pas de “génération Bataclan”, peut-être “des” générations Bataclan », car les attentats risquent de redoubler la motivation de la partie de la jeunesse qui vote pour le Front national et adhère à une vision « nationalo-centrée » des symboles républicains.

Quelle est l’histoire du drapeau français ?
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