Le président colombien, Juan Manuel Santos, le 29 juillet 2016 à Cali, en Colombie. | LUIS ROBAYO / AFP

Juan Manuel Santos, à qui le prix Nobel de la paix a été attribué vendredi 7 octobre, est un patricien de la politique, né dans une des grandes familles traditionnelles de Bogota, liée au quotidien El Tiempo. Un de ses ancêtres, Eduardo Santos Montejo, avait déjà été président de la Colombie (1938-1942). Il fallait bien qu’un des héritiers reprenne le fil de l’histoire à un moment ou à un autre. Un cousin de Juan Manuel, Francisco Santos Calderon, vice-président d’Alvaro Uribe (2002-2010), avait bien déjà essayé, mais ce brave « Pacho » Santos n’avait même pas réussi à remporter la mairie de Bogota.

Le destin attendait plutôt l’efficace ministre de la défense du président Uribe, Juan Manuel Santos, incarnation de l’offensive militaire meurtrière contre la guérilla, qui allait décapiter les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, extrême gauche) et les amener à envisager, enfin sérieusement, des négociations de paix.

Ainsi, le civil qui a maîtrisé les armes de la guerre et du renseignement s’est fait le champion d’une paix à laquelle la plupart des Colombiens n’ont jamais cru, en dépit de leur lassitude et des déplacements de population. Après tout, la Colombie, son économie et ses institutions se sont mieux portées avec un conflit armé interne depuis un demi-siècle que les autres pays d’Amérique du Sud ravagés par les dictatures militaires.

Premier de la classe

Comme tout héritier de bonne famille, Juan Manuel Santos, né le 10 août 1951 à Bogota, a bénéficié d’une éducation de qualité, parachevée par des études supérieures aux Etats-Unis, dans les universités de Kansas et d’Harvard, ainsi qu’à la prestigieuse London School of Economics. Il a vécu longtemps à Londres, car il y est revenu en tant que représentant des producteurs colombiens auprès de l’Organisation internationale du café, un des socles de la prospérité de la Colombie.

Brillant comme un premier de la classe, il est à l’aise aussi bien à Madrid qu’à Washington. De retour au pays, il s’occupe un peu du journal de la famille Santos et se lance dans la politique, dans les rangs du Parti libéral, un des piliers du bipartisme traditionnel. C’est grâce à un dissident du libéralisme, qui préfère jouer les « outsiders », Alvaro Uribe Vélez, que Juan Manuel Santos a la chance de passer au premier plan.

Le portefeuille de la défense, auprès d’une personnalité aussi caractérielle et imprévisible que le président Uribe, n’était pas sans risque. D’autant que les FARC avaient démontré leur absence de volonté de trouver une issue négociée au conflit armé pendant les années précédentes.

Pendant la présidence d’Andrés Pastrana (1998-2002) les FARC avaient disposé de la zone démilitarisée du Caguan, aussi grande que la Suisse, pour entamer un dialogue de paix. Dans ce jeu de dupes, la guérilla avait fait du prosélytisme, tandis que l’armée obtenait, grâce à l’aide des Etats-Unis, les moyens de mener la guerre sur un territoire vaste et inaccessible autrement qu’avec des forces aérotransportées modernes.

La contribution de Juan Manuel Santos en tant que seigneur de guerre a été de miser davantage sur le renseignement humain et satellitaire que sur la force de frappe. Une série d’opérations rondement menées ont permis de libérer des otages célèbres, telle la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt, et de cibler et d’éliminer les principaux dirigeants des FARC, Jacobo Arenas, Raul Reyes ou encore le « Mono » Jojoy.

Les survivants à la tête des FARC, de vieux staliniens formés dans les académies militaires d’Europe de l’Est, dopés par l’argent de la drogue et protégés par les cordillères et la jungle, ont enfin compris qu’il n’y aurait jamais de victoire par les armes.

Négociations secrètes

La conversion de M. Santos à la paix a d’emblée conquis ses principaux détracteurs et vaincu les méfiances. A Bogota, les milieux de gauche se sont pris d’enthousiasme pour la main tendue aux FARC et ne juraient plus que par lui. Tous les espoirs semblaient permis, à Oslo, en octobre 2012, lorsque le processus de paix a été lancé, même si les dirigeants de la guérilla manient toujours la langue de bois.

Lorsque les choses sérieuses commencent à La Havane, loin des caméras et des micros, l’affaire se révèle beaucoup plus laborieuse que prévu. Aucun des délais ou dates annoncés n’ont été tenus. M. Santos avait cru qu’il s’agissait d’une question de mois. Mais les FARC continuaient à faire des discours interminables, comme s’il y avait un public pour l’apprécier, et à opposer la plus forte résistance aux moindres concessions.

Pour eux, il s’agissait de mettre au point les détails d’une « paix des braves », sans vainqueurs ni vaincus, où personne ne devrait perdre la face. Et encore moins passer par la case « prison » pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis au cours du conflit, que ce soit du côté de la guérilla ou des forces de l’ordre.

Les FARC ont failli compromettre la réélection du président Santos, en 2014, faute d’avoir tenu sa principale promesse, la paix, justement.

Pour éviter l’expérience décevante du Caguan, M. Santos avait décidé de négocier avec les FARC dans le plus grand secret, tout en poursuivant les combats. Pas de cessez-le-feu, donc, avant la conclusion des tractations, et pas d’accord partiel non plus avant d’avoir obtenu un accord global, final. Mais, à jouer la montre en dépit du rapport de forces défavorable, les FARC ont failli compromettre la réélection du président Santos, en 2014, faute d’avoir tenu sa principale promesse, la paix, justement.

L’opinion colombienne était ballottée entre l’incrédulité et l’opposition franche et tranchée. Les FARC sont détestées et n’ont rien fait à ce jour pour séduire leurs compatriotes. Pugnacité et doigté auront été indispensables aux négociateurs de Bogota, menés par les excellents Humberto de la Calle et Sergio Jaramillo, avec le soutien constant de M. Santos, malgré le cancer qui lui a été diagnostiqué.

Après quatre ans de tractations, en fin de parcours, le président colombien a trébuché sur le plébiscite du 2 octobre, qui n’était nullement indispensable pour ratifier l’accord avec les FARC. Quelques jours auparavant, dans le majestueux décor de Carthagène des Indes, la Colombie s’était offert une fête pour la paix, avec des chefs d’Etat étrangers et autres dignitaires, les guérilleros et des officiers supérieurs des trois armes et de la police, les victimes et les bourreaux, tous de blanc vêtus, au nom de la réconciliation nationale.

Juan Manuel Santos signe l’accord de paix avec les FARC, le 26 septembre 2016 à La Havane. | LUIS ACOSTA / AFP

Une courte majorité de Colombiens restent néanmoins réticents à une amnistie ou une impunité absolue. Si les exigences de vérité et de réparation des victimes semblent assurées par l’accord de La Havane, la demande de justice souffre d’une certaine ambiguïté, voire de complaisance. Selon l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch, aussi bien les chefs des FARC que les généraux de l’armée accusés de crimes imprescriptibles pourraient échapper à une véritable sanction. Autrement dit, le volet de la justice transitionnelle se contenterait de peines purement symboliques, qui permettraient aux chefs des FARC de siéger au Congrès.

Reste maintenant à savoir si le vote d’une vingtaine de Norvégiens du comité Nobel, en symbiose parfaite avec la communauté internationale, permettra de reprendre le chemin de la négociation et, surtout, d’en surmonter les faiblesses.