Cela fait vingt ans cette semaine que le public européen a découvert George Stobbart, le héros du jeu vidéo Les Chevaliers de Baphomet, et son fameux clown terroriste. Le point de départ d’un périple qui mènera l’Américain de Paris à l’Écosse, sur les traces des mystérieux templiers.

À l’époque, le jeu d’aventure est un genre roi, dont le succès est alors intimement lié à celui de l’alors toute-puissante plate-forme PC. On parle alors de « point’n’click » : ces jeux où l’on tente de résoudre une enquête en dirigeant le héros avec le pointeur de la souris, en cliquant sur les décors, les indices, les autres personnages, plutôt qu’au clavier (comme dans les préhistoriques jeux d’aventure textuels) ou à la manette (comme sur console). Charles Cecil, le créateur des Chevaliers de Baphomet, se souvient pour Le Monde :

« Dans les années 1990, les jeux d’aventure étaient les seuls qui savaient raconter une histoire convaincante. Et puis, ils étaient à la pointe de la technologie, aussi bien concernant les graphismes, le doublage intégral ou l’usage du format CD. »

« Humour et drame »

« Les Chevaliers de Baphomet ». | Revolution Software

Véritable vitrine technologique, le jeu d’aventure réconcilie les amateurs exigeants de beaux jeux comme les joueurs plus occasionnels, qui apprécient la prise en main aisée et le rythme quasi-contemplatif de ces titres où l’on meurt peu et où l’on ne tire pas.

Alors même qu’en 1996, le jeu vidéo s’oriente doucement vers la 3D en délaissant les méthodes d’animation classiques, Les Chevaliers de Baphomet revendique la filiation avec les jeux d’aventure traditionnels. Ceux inventés par Roberta Williams, Al Lowe ou Jane Jensen chez Sierra On-Line. Ceux aussi de LucasArts, à qui on doit les jeux cultes de Hal Barwood (Indiana Jones and the Fate of Atlantis), Ron Gilbert (Zak McKracken) ou Tim Schafer (Full Throttle).

Day of the Tentacle trailer
Durée : 02:39

Le jeu vidéo, pendant un court moment de son histoire, a ainsi ses stars. Peut-être parce que, en mettant en avant une histoire plutôt que des mécaniques de jeux, les développeurs sont perçus, pour la première fois, comme des auteurs. Charles Cecil, lui aussi, tâchera de tracer sa voie :

« Les autres jeux d’aventure étaient soit burlesques, comme l’excellent “Monkey Island”, soit extrêmement sérieux. J’ai essayé de superposer l’humour au drame, et j’ai fait venir les meilleurs artistes d’autres médias, graphistes comme musiciens. J’étais allé chercher des animateurs au Ballyfermot College de Dublin [qui propose alors des cours d’animation en partenariat avec les studios Don Bluth]. Les deux premiers “Baphomet” assumaient de n’être qu’en 2D, alors que partout ailleurs, des jeux comme “Gabriel Knight” se laissaient tenter par la 3D. On a préféré ignorer ceux qui nous accusaient de retard technologique, et a priori ça a fonctionné : les personnages et l’histoire ont quelque chose d’universel et d’intemporel. »

Broken Sword: The Shadow of the Templars trailer
Durée : 01:25

« Jeux chers et éditeurs frileux »

Si on se souvient des Chevaliers de Baphomet, c’est au moins autant parce qu’il a marqué l’histoire du jeu vidéo que parce qu’il en a refermé un chapitre. Après un deuxième opus bien accueilli en 1997, la série fait comme tout le monde et se réinvente en 3D en 2003, perdant au passage un peu de sa superbe. Aujourd’hui, Charles Cecil semble penser que ce tournant technologique a signé l’arrêt de mort du jeu d’aventure :

« Tout a changé avec l’arrivée de la PlayStation et de l’obsession pour la 3D. Les jeux sont devenus de plus en plus chers à développer, et les éditeurs de plus en plus frileux. Les jeux d’aventure 2D étaient démodés, et ceux en 3D trop laids. Les éditeurs et les distributeurs ont arrêté, respectivement, de financer et commander ces jeux et, de fait, le genre est mort. »

Bien sûr, il y aura encore quelques grands jeux d’aventure. Mais même LucasArts, après le brillant Grim Fandango de Tim Schafer, finit par jeter l’éponge en 1998. Pourtant, si le genre est mort aux yeux des gros studios américains, en vérité, il s’est juste exilé. S’engouffrant dans la voie tracée par Charles Cecil en Angleterre, des studios européens font de la résistance à l’orée des années 2000.

Runaway: A Road Adventure TRAILER
Durée : 01:27

« Age d’argent »

C’est le cas de Pendulo, studio espagnol qui explose en 2001 avec la sortie de Runaway. Héritier évident de Baphomet, il se déclinera en trilogie jusqu’en 2009. Un créneau que le studio madrilène occupe encore aujourd’hui : son prochain jeu d’aventure, Yesterday Origins, sort le 10 novembre. Josué Monchan, scénariste chez Pendulo, ironise :

« C’est un fait universellement reconnu : les jeux d’aventure graphiques meurent et ressuscitent tous les deux mois depuis 1994. On a eu “Runaway”, “Syberia”, “Dreamfall”, “Machinarium”, “Deponia”, “Blackwell” et beaucoup d’autres. Peut-être que l’âge d’or du “point’n’click” est terminé, mais la scène est loin d’être morte. Et après tout, l’âge d’argent, ce n’est pas si mal ! »

The Whispered World Gameplay Trailer
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Un constat que n’iront pas contredire leurs confrères de Daedalic. Le studio allemand a fait ses débuts en 2008 avec Edna & Harvey, avant de s’imposer avec Les Chroniques de Sadwick et Deponia. Ils ont annoncé cet été State of Mind, un thriller cyberpunk signé Martin Ganteföhr, figure reconnue chez les adeptes d’aventures teutonnes. Claudia Kuehl, directrice marketing chez Daedalic, souligne l’attrait de son pays pour ce type de jeux :

« L’Allemagne est et a toujours été un marché particulièrement important pour les jeux d’aventure. Les joueurs allemands sont très PC, plate-forme traditionnelle des jeux d’aventure, et de ce côté du Rhin, on ne sait pas dire non à une bonne histoire. »

« Genre de niche »

Le jeu d’aventure au XXIe siècle n’est pas pourtant une simple affaire d’exceptions régionales. Ainsi, la scène indé, par la grâce de la dématérialisation, n’a pas mis longtemps avant de s’en emparer. Peut-être parce que cela reste un moyen peu onéreux de mettre en scène une histoire. Peut-être aussi grâce à Adventure Game Studio, un outil permettant de développer simplement ses « point’n’click ». Grâce à ce logiciel sorti dès 1997, le genre, hier encore roi du mainstream, va se réinventer en prince de l’underground.

Shardlight teaser trailer
Durée : 01:37

C’est en septembre 2001 que Dave Gilbert lance Adventure Game Studio pour la première fois. « Créativement, j’avais besoin de m’aérer l’esprit. Vous imaginez pourquoi… » explique pudiquement ce New-Yorkais en évoquant les attentats qui ont endeuillé sa ville. Cinq ans plus tard, il sort son premier jeu d’aventure commercial, The Shivah, où l’on incarne un rabbin en pleine crise de foi. La même année, le premier épisode de la pentalogie Blackwell consacre son studio Wadjet Eye gardien du temple du jeu d’aventure à l’ancienne, avec gros pixels de rigueur.

Un moyen de rendre hommage aux jeux de l’époque ? « Un moyen surtout de mieux me payer, parce que ça coûte moins cher ! » plaisante le patron du petit studio de quatre employés, qui a sorti en mars son dernier jeu, Shardlight. Parce que si, de Gone Home à Firewatch en passant par Life is Strange, certains jeux d’aventure ont droit aujourd’hui aux feux des projecteurs, ceux-là ont depuis longtemps troqué les énigmes pour des expériences plus narratives. Les titres plus orthodoxes, eux, semblent condamnés à la marge. Pour Charles Cecil, « le public est là mais il faut quand même être clair : le point’n’click est un genre de niche ».

« Hommages »

Une niche confortable tout de même, comme l’a prouvé Tim Schafer en 2012. Son idée géniale : faire financer son retour au jeu d’aventure par ses fans, via la plate-forme de financement participatif Kickstarter. L’ex-LucasArts a ainsi proposé un deal à Internet : s’il récoltait 400 000 dollars, il mettrait en chantier Broken Age, son premier jeu d’aventure depuis Grim Fandango en 1998. Il récoltera huit fois cette somme, ouvrant du même coup la boîte de Pandore.

Broken Age - Launch Trailer
Durée : 02:08

Toutes les « stars » du jeu d’aventure des années 1990 vont désormais défiler sur Kickstarter : on aura ainsi droit à de nouveaux jeux des créateurs de Gabriel Knight, Leisure Suit Larry, Maniac Mansion, Tex Murphy, Dreamfall, Myst, Space Quest ou Neverhood. Même le géant Activision profitera de ce regain d’intérêt inespéré pour sortir Roberta Williams de sa retraite : en 2014, l’inventrice du jeu d’aventure graphique annonce ainsi le retour de King’s Quest, par lequel tout a commencé.

Charles Cecil aussi s’est prêté au jeu. En 2013, il publie ainsi un cinquième épisode des Chevaliers de Baphomet, financé sur Kickstarter. Mais aujourd’hui, c’est un autre titre qui mobilise son attention : en tant que producteur exécutif de The Little Acre (prévu pour la fin de l’année), il prodigue ses conseils de vétéran au jeune studio Pewter :

« Ce sont d’immenses fans des “Chevaliers de Baphomet”, leur jeu regorge d’hommages aux miens. Et la majeure partie de leur équipe a fait le Ballyfermot College [où Cecil avait débauché une partie de l’équipe de Baphomet, il y a vingt-cinq ans] ».

Pour Cecil, comme pour le jeu d’aventure à l’ancienne, la boucle est donc bouclée.