Les messages de haine pullulent sur les réseaux sociaux. | Pixels / QUENTIN HUGON

« Sérieusement, ce “bot” est un pot de miel pour les connards d’Internet. Ils passent des heures et des heures à lui hurler dessus. » Jeudi 6 octobre, une internaute connue sous le nom de Sarah Nyberg a annoncé la création, sur Twitter, d’un nouveau « bot ». Ce programme, qui tweete automatiquement, publie toutes les dix minutes des contenus censés provoquer un certain type d’internautes : antiféministes, théoriciens du complot ou encore racistes adeptes des insultes et du harcèlement.

« Le féminisme est nécessaire pour la libération des femmes », « Il n’existe pas seulement deux genres », « comment des gens peuvent-ils croire que la Terre est plate ? », « l’islamophobie est réelle et c’est mal », « il faut abolir les prisons »… Ce sont quelques-uns des tweets publiés par ce compte intitulé @arguetron.

S’il n’interpelle jamais aucun internaute directement, nombreux sont pourtant ceux à avoir mordu à l’hameçon. Dès ses premières heures d’existence, pensant avoir affaire à un véritable utilisateur de Twitter, plusieurs internautes ont répondu à ses tweets, certains allant même jusqu’à converser avec elle pendant presque dix heures. Discussions interminables (et vides, puisque les réponses du robot ne sont pas argumentées), insultes et même harcèlement sexuel : @arguetron a réussi son pari d’appeau à « trolls » réactionnaires et haineux.

« Bouche de l’enfer »

« Cela montre comment le simple fait de publier ses opinions, dans votre petit coin d’Internet, peut provoquer des insultes de la part des réactionnaires, explique Sarah Nyberg au Monde. La plupart des personnes qui ont déjà été victimes de harcèlement le savent, mais ceux qui ne l’ont jamais été sont souvent sceptiques. Alors qu’en fait certaines personnes passent un temps significatif à chercher des personnes sur lesquelles hurler, des personnes à insulter. »

Peu perfectionné, ce bot ne va pas chercher les internautes : il se contente d’énoncer des opinions, et il engage la conversation avec des phrases toutes faites seulement si un utilisateur lui parle. Celles-ci sont suffisamment vagues pour être crédibles dans de nombreuses conversations, et assez affirmées pour pousser son interlocuteur à continuer à tweeter. A ses débuts, pour que des personnes trouvent ses tweets, il a donc bien fallu qu’elles cherchent activement ce type de propos sur Twitter.

Fabriqué en quelques heures grâce à l’outil CheapBotsDoneQuick, ce compte a beaucoup mieux fonctionné que ce à quoi s’attendait sa créatrice :

« Je n’ai jamais voulu en faire un projet d’art ou un projet militant. A l’origine c’était seulement pour m’amuser. Mais je crois qu’il apporte un point de vue critique sur l’état des discours en ligne et sur le type d’abus que doivent endurer les progressistes sur Twitter. »

L’accueil a aussi été à la hauteur. De nombreux internautes ont applaudi son geste, plus de 3 500 se sont abonnés à son compte en quelques jours et plusieurs médias américains, comme le New York Magazine, y ont consacré des articles. « Je crois qu’il y a énormément de gens qui voient parfois Twitter comme une bouche de l’enfer, ainsi, quand un projet met cela en lumière, ça résonne », analyse Sarah Nyberg.

« Choquer et défendre l’indéfendable »

Si au départ, @arguetron a réussi à tromper un certain nombre d’internautes, l’information selon laquelle il s’agissait d’un bot s’est finalement répandue. Loin de se détourner de ce compte Twitter, les internautes visés ont au contraire continué à échanger avec le bot, pour le harceler lui ou sa créatrice. Certains ont aussi tenté de le faire déraper en le rendant négationniste ou homophobe – un « jeu » auquel avaient excellé certains internautes avec le bot de Microsoft nommé Tay.

Sarah Nyberg est loin d’être une inconnue pour le public qu’elle appâte. Se présentant comme une femme transsexuelle du Midwest américain, elle a été victime en 2014 et 2015 d’une campagne de harcèlement, après avoir ouvertement critiqué le Gamergate, une nébuleuse de joueurs de jeux vidéo antiféministes. « Ils ont creusé partout où ils ont pu, (…) chaque information qu’ils ont découverte a été utilisée pour me harceler », avait-elle assuré dans une chronique publiée sur le Huffington Post. « Des comptes vieux de dix ans ont été exploités pour trouver des photos de moi avant ma transition. »

Les personnes qu’elle piège aujourd’hui ne sont pourtant pas si éloignées d’elle. En 2015, alors que la campagne de harcèlement à son encontre battait son plein, et que les moindres de ses publications étaient scrutées à la recherche de faux pas, Sarah Nyberg a avoué elle-même avoir été par le passé un « edgelord ». Ce terme désigne sur certains forums des provocateurs notoires, aux opinions nihilistes et faisant régulièrement référence au nazisme, selon la définition apportée par le site Urban Dictionary. « Ma façon de m’échapper de la douleur de ma vie était Internet : troller, chercher à choquer et défendre l’indéfendable afin de générer des drames », regrette la jeune femme dans un texte publié en ligne.

« Le tabou est devenu une armure pour moi ; chaque jour, je choquais d’avantage. La défense du racisme, des déviances sexuelles, du meurtre et plus, tout cela au milieu de discussions sur les jeux vidéo et les sites Internet. (…) Il y a des choses que je regrette terriblement. »

Ironiquement, le passé s’est retourné contre elle. « Je suis devenue une cible légitime de destruction pour avoir élevé la voix contre une culture à laquelle j’appartenais autrefois. »

Avec @arguetron, Sarah Nyberg contre-attaque, provoquant les trolls réactionnaires les plus virulents pour les avoir à leur propre jeu. Elle-même se revendique d’ailleurs toujours du terme « troll » : « Troller, dans le sens d’un fauteur de trouble créatif et subversif, est quelque chose qui ne m’a jamais quittée, confie la jeune femme au Monde. Je pense qu’il est possible de troller ainsi de façon éthique, et que, à sa petite échelle, cela pourrait même rendre Internet meilleur. »