Le centre de Goma est la seule structure qui accueille les malades souffrant de troubles de la santé mentale dans la région du Nord-Kivu. | Thérèse Di Campo

Le regard vide de Magnifique, 22 ans, est perdu dans les méandres de sa mémoire. Figée dans le silence, sur le rebord de son lit, elle caresse d’un geste machinal une cuillère. Son esprit est ailleurs. Peut-être revoit-elle la milice qui a débarqué chez elle, par une chaude journée de juillet 2015, et a fusillé son mari sous ses yeux ? Magnifique souffre de stress post-traumatique. Comme elle, la majorité des patients du centre de santé mentale de Goma, dans le Nord-Kivu, sont des victimes indirectes des conflits. La région des Grands-Lacs a été particulièrement marquée et porte les cicatrices encore brûlantes du génocide rwandais de 1994, de la première guerre du Congo, en 1996, et de la seconde, en 1998. La population congolaise a vécu un véritable martyr. Bilan de ces guerres : 6 millions de morts et près de 4 millions de déplacés.

Magnifique, qui tient une cuillère, souffre de stress post-traumatique depuis la mort de son mari, assassiné par une milice sous ses yeux. | Thérèse Di Campo

Le Kivu est une région qui regorge de richesses naturelles (coltan, or, cuivre, étain, diamant), les agriculteurs sont pillés et chassés de leurs terres au profit des milices qui exploitent les minerais. Aujourd’hui, elles seraient cent cinquante et continuent de semer la violence et la mort. Dans cette région meurtrie, le centre reste le seul refuge pour les patients souffrant de maladies mentales. Installé derrière son petit bureau, Anicet, le coordinateur, explique : « On a longtemps pensé que les séquelles de la guerre n’étaient que physiques. C’était une énorme erreur, car on peut réparer une personne mais pas lui assurer un avenir si elle a perdu la tête. » Un déni qui coûte cher au pays, alors que le nombre de malades mentaux ne cesse d’augmenter, selon ce dernier.

Viols en RDC : un mal qui se répand parmi les civils
Durée : 05:26

Folie de la guerre

Magnifique est originaire de la ville de Masisi, dans le Nord-Kivu. Elle a dû fuir son village pour échapper à la guerre. Alors qu’elle reste immobile dans sa chambre, l’aile du cloître en briques rouges dédiée à l’hospitalisation des patients atteints de pathologies aiguës s’éveille doucement. La majorité des cas traités ici souffre d’épilepsie, 18 % d’entre eux sont bipolaires, 13 % arrivent dans un état névrotique lié à un stress important et répété et 10 % ont des bouffées délirantes. Certains attendent béats sur les bancs à l’ombre, d’autres se baladent une radio collée à l’oreille ou font les cent pas comme des somnambules.

Les bras ballants, Maombi, un jeune toxicomane, a l’air de porter tout le poids du monde sur ses épaules. Tête basse, il traîne toujours une gamelle à la main, derrière les médecins. Il les suit dans les chambres des patients, balbutie quelques commentaires entre deux rires. Le cas de Maombi est représentatif d’une jeunesse déboussolée, sans emploi, qui sombre dans l’alcoolisme et dans la drogue pour échapper au quotidien.

Un phénomène qui s’est récemment étendu aux milieux ruraux. « Ceux qui ont perdu leurs terres à cause des conflits sont confrontés à des problèmes familiaux, qu’ils finissent par noyer dans l’alcool », atteste François Paulé Paulé. Cet homme a longtemps été le seul psychiatre de la région. Il en est fier mais s’en désole aussi. Derrière son assurance se cachent des blessures qu’il a cicatrisées. « J’ai traversé les deux guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003), opéré des blessés dans un hôpital où tous les médecins avaient fui, alors que je n’étais qu’infirmier », raconte-t-il avec le sourire.

Possession démoniaque

Devant la porte entrebâillée de la chambre de Magnifique, « Deo Garcias » comme il se surnomme, fait les cent pas. Le fumeur de chanvre invétéré a tiré sa première bouffée à l’âge de 10 ans. « La guerre ne cesse pas, et il y a trop d’impunité dans ce pays. Tout ça nous trouble la tête », bafouille-t-il. Quand il n’est pas interné, il cultive des champs pour gagner sa croûte.

Bandu (au premier plan) a fui la guerre de village en village. Depuis 2010, elle fait des crises d’hystérie à répétition. | Thérèse Di Campo

Quant à la voisine de palier de Magnifique, elle est aussi une jeune femme traumatisée par les aléas de la guerre. Elle reste prostrée dans une pièce sombre où l’air est lourd et suinte la maladie. Bandu n’en est pas à sa première crise. En apparence, elle menait pourtant une vie stable : diplômée puis enseignante dans une école, elle occupait également un poste dans une ONG. Mais lorsque ses premiers symptômes sont apparus, son mari l’a quittée. Sa sœur l’a alors amenée jusqu’ici. Les deux filles orphelines ont passé leur enfance à fuir les hommes armés. En 1994, alors que la guerre au Rwanda éclate, Bandu quitte Nyaboko pour le Masisi, qu’elle fuit à son tour lors de la guerre des Grands-Lacs pour se réfugier à Goma.

Dans ce pays où la folie n’est pas permise, les Congolais attribuent la maladie mentale à une possession démoniaque. Du coup, les malades sont emmenés chez le pasteur du village pour une séance d’exorcisme censée les « délivrer du mal ». C’est le cas de Magnifique et de Bandu, qui sont d’abord passées entre les mains d’un prête avant d’atterrir au centre. Grâce au bouche-à-oreille et à quelques campagnes de sensibilisation à la radio, le centre tente de faire évoluer ces mentalités.

Enchaînés par leurs proches

Mais les malades continuent parfois d’arriver à eux enchaînés par leurs proches. Comme Kaséréka, traîné de force par son père sur les 120 km qui séparent le petit village de Vishumbi, sur le bord du lac Edouard, à Goma. Un trajet au péril de leurs vies alors que la route fourmille de milices. Le jeune pêcheur porte encore à ses poignets les cicatrices de brûlures des chaînes de fer. « C’est une chance que l’on soit arrivés », sourit son père aux yeux bleu lagon. Il ne supportait plus de voir son fils dans un état second.

Le soleil déjà chaud inonde la cour où la mère de Magnifique lui prépare une tambouille de manioc. Vianey, lui, a déjà fini de prendre son repas. Assis torse nu, il a renversé un peu de bouillie sur son pantalon que son colocataire d’infortune essuie d’un geste affectueux. L’histoire de ce père de famille est aussi parsemée de voyages sur les routes pour échapper à la guerre. En 1998, il atterrit dans un camp de réfugiés en Ouganda. Il y trouvera plus tard un travail de domestique. Aujourd’hui, son rêve le plus cher est « de voir le pays en paix pour pouvoir subvenir aux besoins de ma famille ».

Un rêve loin des idées sombres de Magnifique. « Je veux qu’on me laisse nue et qu’on me tue », dit-elle. David aussi n’espère plus rien de l’avenir. Atteint de schizophrénie, il passe sa journée assis sur un banc isolé. Il a été amené au centre par la police après avoir séjourné en prison pour viol. En RDC, aucune loi n’existe pour encadrer la maladie mentale. « Des malades en crise peuvent faire de grosses bêtises, comme brûler une maison ou voler dans la rue. Mais ils ne seront pas considérés comme irresponsables aux yeux de la loi », explique le coordinateur du centre. Au-delà de l’aspect judiciaire, les malades mentaux sont également victimes d’abus sexuels ou du travail forcé, mais n’ont aucun moyen juridique pour faire valoir leurs droits.

Manque cruel de moyens

A l’heure de la messe, le cloître est en effervescence. Magnifique, Bandu et les autres ont sorti leurs plus beaux habits pour écouter l’aumônier. C’est un moment de délivrance. Seul le bourdonnement diffus d’un hélicoptère de l’armée brise cette petite parenthèse de paix. L’abbé Eustache entame son prêche pour « qu’un jour, les conflits prennent fin ».

Un patient passe un électroencéphalogramme. Il est victime de troubles de la mémoire depuis 2012, après une chute alors qu’il tentait de fuir une attaque de la milice M23 à Goma. | Thérèse Di Campo

Pendant que Magnifique prie, à l’autre bout du cloître, Orphée, un jeune neuropsychiatre formé en Belgique, s’active dans la salle dédiée à l’examen d’électroencéphalographie. Charles, son patient, se plaint de maux de tête persistants et de pertes de connaissance. Orphée l’installe sur une chaise et lui place un casque d’électrodes sur la tête, relié à un ordinateur portable qui reçoit et filtre les informations. Après quelques questions, Charles révèle qu’il a eu un accident de voiture en 2012, alors que la milice M23 avait envahi Goma. Il a tenté de sauver sa famille en fuyant la ville.

Le centre possède deux de ces casques, et manque cruellement de tout le reste. Les médecins sont forcés d’envoyer leurs patients à Kigali, au Rwanda, pour passer une imagerie par résonance magnétique (IRM), car il n’en existe pas dans le pays. Et leurs demandes pour obtenir le soutien du gouvernement sont restées lettre morte. Il n’y a même pas une ambulance pour aller chercher les malades en crise.

Violée à deux reprises

Le centre bénéficie seulement du soutien d’une association belge, les Frères de la charité. Grâce à eux, les médecins reçoivent gratuitement des médicaments de qualité qu’ils prescrivent à bas prix aux patients. Après une première consultation, les cas les moins graves bénéficient d’une ordonnance pour retirer les médicaments à la pharmacie du centre. Leurs prix varient de 7 à 10 dollars (de 6,3 à 9 euros).

Rachel, 17 ans, a été victime de deux viols collectifs. En RDC, la « culture du viol » est venue avec la guerre. | Thérèse Di Campo

Une prise en charge que Rachel, 17 ans, ne peut pas assumer. Internée depuis une semaine, cette brillante jeune fille était la première de sa classe jusqu’au jour où une bande d’hommes l’a violée à deux reprises. Après ce drame, les crises de nerfs ne l’ont plus quittée. « Tu vois les trois trous que j’ai sur les tempes ? », demande-t-elle, alors que sa bouche pâteuse a du mal à articuler les mots. « Ce sont des garçons de ma classe qui ont voulu me soigner en m’enfonçant des clous dans le crâne », explique Rachel. Elle souhaite payer ses soins pour sortir du centre et devenir médecin. Peut-être pourra-t-elle un jour venir en aide à d’autres Magnifique, Vianey et Bandu.