Depuis les attentats, de nombreux enfants ont également développé des phobies. | FRED MARVAUX / AFP

C’était leur rituel, hérité de leur grand-mère. Peu importe où ils se rendaient dans Nice, Adam et Zakaria, 7 ans et 6 ans, demandaient à leur père, Ali, de faire un crochet par la promenade des Anglais. Là, ils observaient le ciel céruléen se fondre dans la mer. Depuis, l’attentat du 14 juillet est passé par là, marquant la mort de leur grand-mère, Fatima Charrihi. Le bleu de la mer a laissé place au noir.

Lorsque Adam longe la promenade des Anglais, il recouvre ses yeux pour chasser les images qu’il assimile désormais à ce lieu, celles du camion « à fond les manettes qui roule sans lumière sur les gens ». Le rituel familial s’est donc inversé. Ali fait de gros détours pour éviter cette promenade devenue le symbole de tous leurs maux.

Comme des centaines d’enfants niçois, Adam et Zakaria, les deux aînés d’Ali et d’Houria, sont suivis par un psychologue. Après une consultation d’urgence à l’hôpital Lenval quelques jours après l’attentat, ils ont été dirigés vers un centre médico-psychologique (CPM) plus proche de leur quartier – la ville de Nice en totalise seize.

Aujourd’hui, trois mois après l’attentat, des familles se manifestent pour la première fois auprès des hôpitaux. « La semaine passée, dix-neuf personnes se sont rendues à Lenval pour une première consultation », rapporte Florence Askenazy, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au sein de ce CHU, qui a vu passer plus de mille patients dans ses services depuis le 14 juillet.

Pour répondre aux besoins en soin de cette « troisième vague » de victimes et assurer un suivi des familles traumatisées, la ministre de la santé, Marisol Touraine, a annoncé mercredi 12 octobre dans Nice-Matin la création de vingt-quatre nouveaux postes dans les hôpitaux de Nice et d’Antibes – soit une enveloppe de 1,4 million d’euros.

Un tiers des enfants d’une école

Ces moyens supplémentaires semblent salutaires, au regard du nombre d’enfants touchés. En entreprenant, quelques jours après le 14 juillet, le recensement de ses élèves présents sur la promenade, Marc Lovreglio, directeur de l’école Montessori de Nice, est tombé des nues. Un tiers des 111 enfants de l’école assistait au feu d’artifice.

« Trente mille personnes étaient venues assister aux festivités, dont un grand nombre d’enfants », confirme Catherine Chavepeyre, conseillère municipale déléguée à la prévention de la délinquance et à l’aide aux victimes, élue sur la liste de Christian Estrosi (LR) en 2014.

La majorité d’entre eux a assisté au mouvement de panique sans forcément voir de victimes. « Mais les enfants ont ressenti la peur, la panique, la colère », explique Catherine Pierrat, psychologue indépendante, qui précise que, sur la dizaine de jeunes patients dont elle s’occupe, la majorité « a plus entendu que vu ».

« Les parents ont pris leurs enfants dans les bras, visage contre eux, mains sur les yeux. Les enfants ont été marqués sur le plan émotionnel par cet environnement sonore des sirènes qui se mêlent aux cris. »

Les cas les plus critiques, eux, ont vu le camion lancé à vive allure sur la foule, comme Adam, qui a retrouvé sa grand-mère allongée sur le bitume, entourée par des pompiers qui tentaient en vain de la réanimer.

Comportements régressifs

« Nous faisons du cas par cas », rapporte Florence Askenazy, qui évoque « la grande palette » de troubles anxieux consécutifs à l’attentat. Parents et spécialistes rapportent de façon systématique des troubles du sommeil, qui se manifestent, dans la plupart des cas, par des cauchemars récurrents. Comme Zakaria, qui raconte s’être plusieurs fois réveillé après avoir vu « le camion blanc foncer » sur lui. « De manière générale, le choc traumatique chez l’enfant peut induire des comportements régressifs – refaire pipi au lit, parler comme un bébé – mais aussi d’être beaucoup plus turbulent », constate Catherine Pierrat.

Depuis l’attentat, de nombreux enfants ont également développé des phobies. Sur le chemin de l’hôpital Lenval, où le bruit des perceuses le dispute à celui des camions de chantiers, Inès, 7 ans (le prénom a été changé) se bouche les oreilles et serre les dents. « Avant, elle n’était pas du tout sensible au bruit. Maintenant, elle sursaute dès qu’elle en entend un. Elle ne supporte pas de se retrouver dans un lieu public », confie sa mère.

A l’inverse d’Inès, certains enfants redoutent les lieux clos. « Lors de l’attentat, beaucoup se sont retrouvés enfermés, leurs parents se sont réfugiés dans des caves, des restaurants », explique Michèle Vermillière, psychologue niçoise.

Rentrée difficile

Ces troubles s’accompagnent généralement d’une angoisse de séparation. Ce qui a compliqué le retour à l’école. « Lors de la rentrée, dans les huit écoles particulièrement touchées, où des enfants sont décédés ou blessés, deux psychologues étaient présents », rapporte Laurent Chazelas, président de l’Association française des psychologues de l’éducation nationale, intervenant à Nice. Une démarche visant à apporter de la sérénité, qui contraste avec l’image des policiers postés devant chaque école niçoise, empêchant les parents d’accompagner leurs enfants dans les classes.

A rebours de ces dispositifs, l’école Montessori de Nice est ouverte aux parents plus de trois heures par jour. « Cela atténue le côté anxiogène d’une séparation », constate Marc Lovreglio, qui s’est entouré d’intervenants ayant une formation de psychologue.

« Mon papa courrait plus vite que moi »

Clef de voûte du suivi psychologique, les parents sont également sollicités. « Les enfants qui ont du mal à avancer ont des parents très marqués par l’événement. Il y a donc un travail à réaliser auprès d’eux, soit en leur conseillant d’être suivis, soit en leur donnant des conseils pour aborder avec clarté ce qu’il s’est passé », relève Catherine Pierrat.

Quand on l’interroge, Zakaria, 6 ans, semble avoir effectué ce travail avec son psychologue qui le suit une fois par semaine. Le petit garçon revient avec clarté sur les événements du 14 juillet, cette soirée où son « papa courait vite » :

« Moi, je ne pouvais pas courir vite. Mon papa, il a dépassé mon grand-père. Mon grand-père lui a dit : “C’est mahalou” [« maman adorée », le surnom de leur grand-mère]. Pendant ce temps-là, le truc blanc, il a tué d’autres gens. Et après, son camion, il s’est cassé, et le monsieur, il est mort. Le camion blanc, il est rentré dans ma mamie, et il a failli tuer ma maman. »

Pour d’autres enfants, trois mois après les faits, l’attentat semble encore confus. C’est le cas de Pablo, 7 ans, qui a eu son premier rendez-vous avec le psychologue scolaire la semaine dernière, à la suite d’un signalement de son enseignante auprès de Laurent Chazelas :

« Quand je lui ai demandé si des choses le travaillaient, il a tout de suite parlé de la promenade des Anglais : “Des méchants viennent et tuent tout le monde en tirant sur les gens.” »

Retrouver l’insouciance

La première étape du suivi des enfants est de leur donner la possibilité de raconter ce qu’ils ont vécu, « pour qu’ils s’en débarrassent ». Cela passe principalement par le dessin et le jeu. « Certains vont jouer avec des voitures et reproduire la scène de meurtre de masse. D’autres vont dessiner au crayon noir le camion et des cadavres au sol », détaille la psychologue Michèle Vermillière.

Après l’extériorisation vient la « déprogrammation », la « désintoxication » de l’événement, toujours en utilisant le jeu. « Il faut réancrer l’enfant dans le temps présent pour arriver à ce que, petit à petit, il ne parle plus de l’événement traumatique », indique la psychologue Catherine Pierrat, qui se réjouit de constater que les enfants qu’elle suit ont réintroduit la couleur dans leurs dessins, mais qui précise que chez certains cette étape peut durer des mois, voire des années. « Ce qui est important, c’est que l’enfant retrouve son insouciance, son sentiment naturel de confiance et d’invincibilité », résume-t-elle.

La dernière étape du suivi est de permettre à l’enfant de se projeter. Un objectif facilité par le jeune âge des victimes. « L’enfant, jusqu’à 10 ans, est dans la période de “l’âge magique”, où il n’a pas une conscience nette de la réalité. C’est plus facile avec eux », constate Michèle Vermillière. Encore faut-il que les parents franchissent le pas de solliciter l’aide d’un spécialiste.

Dans le quartier populaire de l’Ariane, aux confins de Nice, le recteur de la mosquée Al-Forqane, Boubekeur Bekri, a constaté un repli sur eux-mêmes des familles musulmanes. « Ce repli est lié à leur foi, certains musulmans pensent que leur guérison prend racine dans la religion », constate le vice-président du conseil régional du culte musulman, qui rapporte l’histoire de cette famille endeuillée par la mort d’un enfant, et dont la sœur jumelle ne sort presque plus du domicile familial depuis le drame.

Florence Askenazy confirme que cette situation a été observée par les psychologues présents dans ce quartier populaire. Elle espère que les moyens supplémentaires dégagés par le ministère de la santé permettront « aux équipes mobiles de prendre en charge ces familles isolées. »