Dans la commune de Bonbon, neuf jours après le passage de l’ouragan Matthew, en Haïti, le 13 octobre 2016. | Jean-Marc Hervé Abélard/K2D pour LE MONDE

Ils ont faim et leur estomac vide est le pire conseiller. A Glizan, un hameau situé à vingt minutes à peine à l’ouest de l’aéroport de Jérémie sur lequel sont stationnés les hélicoptères des Nations unies, ils sont une trentaine, massés au bord de la piste défoncée qui file en direction des petits bourgs de Bonbon et des Abricots. Fébrilement, ils guettent le passage de véhicules, convaincus que leurs chargements pourraient adoucir leur existence. Depuis le passage de l’ouragan Matthew et de ses rafales à 230 km/h qui ont causé au moins 546 morts, dans la nuit du 3 au 4 octobre, celle-ci ne tient plus qu’à un fil.

Pour signifier leur exaspération de n’avoir pas encore reçu d’aide, alimentaire ou autre, dix jours après la tempête, hommes, femmes et enfants – l’école a été détruite – ont érigé un barrage à l’aide de branchages et de câbles, jeudi 13 octobre. « Les aides passent, dans des voitures, des camions et des hélicoptères et, nous, on n’a rien », s’insurge un quinquagénaire en créole en pointant la route et le ciel.

« La situation est déplorable, renchérit Jackson Antoine, la trentaine. Nos maisons sont détruites, les cultures de nos jardins aussi, on avait déjà très peu d’eau et, maintenant, on n’en a plus du tout. On est obligés de mettre des barricades pour demander au gouvernement s’il va nous tirer de là ou nous laisser crever de faim. »

« Toujours pour les riches »

La coordination de la distribution des aides provenant de l’étranger incombe à l’Etat haïtien, et c’est bien là que le bât blesse. Les autorités semblent n’avoir aucun plan logistique précis. Le souvenir du fiasco de la gestion des conséquences du séisme de 2010 qui avait fait environ 250 000 morts et provoqué une épidémie de choléra responsable d’environ 10 000 autres décès, et pour lequel seulement une infime partie de l’aide était parvenue aux victimes, hante donc les sinistrés. Au point qu’ils s’en prennent même à leurs semblables…

Un homme jaillit d’un pick-up chargé de trois matelas doubles mités et défoncés, bien décidé à forcer le barrage. Il entreprend rageusement de dégager la route. Son pauvre chargement est destiné à des personnes âgées de sa famille qui ont survécu, un peu plus loin, mais il suscite l’envie des coupeurs de route. Tout comme ces valises fatiguées sur les porte-bagages de quatre jeunes Haïtiens juchés sur des motos brinquebalantes. Ces adolescents ont pour mission de les porter chez un pasteur qui prêche la bonne parole à quelques kilomètres de là, mais la simple idée que leur contenu – dont ils ignorent pourtant la nature – ne profitera qu’aux ouailles de l’homme d’église est insupportable aux sinistrés. On bouscule un peu les garçons, un des bagages est subtilisé, et il faudra toute la diplomatie d’un élu local pour qu’il soit restitué.

Après quelques palabres, la petite foule excitée nous laisse passer. Le ciel est noir, une pluie lourde et chaude creuse des ravines dans la route déjà pleine de cratères dans lesquels les camions s’affaissent. Il faut les dégager en attaquant le sol à coups de pioche. L’attente est interminable.

Tout le long du chemin qui descend sur Bonbon – 2 000 âmes –, où les sinistrés de Glizan sont convaincus que tout va mieux que chez eux, des poteaux électriques dangereusement penchés forment une haie d’honneur. Mais la plage de rêve et les maisons aux teintes acidulées du village de pêcheurs ne sont plus qu’un souvenir. Les habitations sont en ruine et les feuilles des rares palmiers encore debout ont l’air de drapeaux en berne.

Prisée des Jérémiens pour leurs escapades du dimanche, la commune de Bonbon semble avoir été figée par une décharge électrique. Le château d’eau anéanti, le bras d’eau qui se jette dans la mer fait à la fois office de baignoire, de lavoir et de station de lavage pour motos et voitures. Les lampadaires de l’éclairage public gisent au sol, en vrille. Une femme siffle sa colère sur notre passage : « L’aide, c’est toujours pour les riches… » Bananes, ignames, manioc, patates douces… Tout est détruit. Seuls les tombeaux, petits mausolées dans lesquels les Haïtiens enterrent leurs défunts, semblent avoir résisté aux rafales de l’ouragan.

Dans la commune des Abricots, des Haïtiens attendent une distribution de nourriture, le 13 octobre 2016. | JEAN-MARC HERVE ABELARD/K2D   pour le MONDE

Encore un bout de chemin à peine carrossable et l’on découvre Les Abricots, 5 000 habitants. La veille, il y a bien eu une distribution de kits d’hygiène (papier et serviettes hygiéniques, brosse à dents, dentifrice, savon…). « Les hommes les plus forts ont tout pris », raconte Blaise, un maçon de 35 ans qui en paraît quinze de moins. La seule eau potable sur laquelle les habitants, hébétés, peuvent compter descend du ciel noir et zébré d’éclairs dans les bâches qui servent désormais de toits à leurs maisons.

En fin de journée, jeudi, une poignée d’hommes de l’Unité départementale du maintien de l’ordre haïtien (UDMO) a tenté de faire entendre raison aux révoltés de Glizan, qui avaient mis le feu aux branches du barrage. Visés par des pierres, les policiers ont riposté avec des gaz lacrymogènes, obtenant, au moins temporairement, la levée du barrage. La nuit tombait de toute façon.

Elections reportées

Cet incident n’est pas isolé. Le même jour, Carlos Veloso, le directeur du Programme alimentaire mondial (PAM) en Haïti, interviewé par l’AFP, a dénoncé l’érection d’autres barrages et des attaques de convois, notamment sur la route nationale traversant la péninsule. Le responsable humanitaire a évoqué « des quantités d’aliments perdus pour cause de vol ». « Je comprends le désespoir des gens, mais il faut laisser passer l’aide », a-t-il demandé, expliquant qu’on « ne peut pas aller dans tous les endroits au même moment ». M. Veloso craint que les organisations humanitaires ne doivent recourir à des hélicoptères pour leurs distributions, moyen qu’il juge « beaucoup trop cher ». Pourtant, leur faim apaisée, les sinistrés pourraient se remettre rapidement à exploiter la terre en plantant dès novembre les semences également distribuées par les ONG, en vue d’une première récolte en février 2017.

Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, devait se rendre en Haïti, samedi 15 octobre. De crainte que l’étendue des dégâts ne nuise à la stabilité du pays, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé de prolonger de six mois, jusqu’en avril 2017, le mandat de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) débuté en 2004. Le premier tour des élections présidentielle et législatives partielles, initialement prévu le 9 octobre et reporté à cause de l’ouragan, a finalement été fixé au 20 novembre. Un scrutin organisé il y a un an avait été annulé à cause de violences et de fraudes massives.

La violence de l’ouragan Matthew en Haïti illustrée par des images aériennes
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