Sur la place du village de Champtercier, le 28 septembre. | ERIC FRANCESCHI/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

Quittez la zone commerciale du sud-ouest de Digne-les-Bains, laissez derrière vous le grand Carrefour qui en est le cœur battant et les franchises installées dans des bâtiments en tôle. Engouffrez-vous sur la sinueuse D3, montez et, au bout de trois à quatre minutes, pas plus, une modeste mairie puis une église apparaissent : vous êtes à Champtercier (Alpes-de-Haute-Provence), 800 habitants… mais plus pour longtemps. Pas moins de cent migrants venus de Calais doivent être accueillis une fois le démantèlement de la « jungle » commencé.

Perché à 700 mètres d’altitude, le village paraît hors du temps, entouré de montagnes verdoyantes. Ici, le silence des rues désertes est seulement troublé par les jeux des enfants dans la cour de la petite école, sur la place centrale. Dans cette image d’Epinal de la France rurale, il n’est pas difficile d’imaginer le choc que représente la venue prochaine d’une centaine d’étrangers, majoritairement des hommes, érythréens et soudanais.

Incarnations de la volonté du gouvernement d’évacuer le bidonville de Calais et de disperser ses occupants, ils doivent quitter le nord du pays pour s’installer pendant six mois dans le village-vacances de Chandourène. Situé à l’entrée de la commune, cet ensemble de bungalows, à l’abandon depuis 2010, va être transformé en un Centre d’accueil et d’orientation (CAO), où les migrants pourront préparer un dossier de demande d’asile.

Le village de vacances où seront logés la centaine de migrants, à Champtercier, à partir de la mi-novembre. | ERIC FRANCESCHI/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

Cadenas aux portes et volets fermés

Juste derrière le village-vacances vit le couple Digneau, Michel et Joanna, arrivés là il y a quinze ans pour monter leur « business » – quatre gîtes entièrement retapés et loués à la semaine tout au long de l’année.

« Les commentaires [sur Internet] sont excellents, décrit Joanna Digneau. Mais si demain quelqu’un écrit “c’est beau, dommage qu’il y ait un camp de migrants à côté”, vous pensez que les gens vont continuer à venir ? Moi, je ne crois pas. »

Bien sûr, il n’y a pas que la peur pour la réputation des lieux. Le couple craint de la même façon les vols et les visites nocturnes, eux qui dorment au rez-de-chaussée sans jamais, jusqu’à présent, verrouiller ni porte ni fenêtres.

Comme eux, leur voisine Nicole – Nikki – Hess, qui loue aussi aux touristes une partie de sa longère, a décidé de ne plus laisser sa maison ouverte aux quatre vents. Cette assistante maternelle franco-allemande vit seule avec son fils de 11 ans. L’installation prochaine des migrants l’inquiète énormément. Elle a anticipé leur venue en se barricadant, cadenas aux portes et volets fermés. Mais sa maison, loin du bourg, est d’autant plus isolée que, quelques centaines de mètres en contrebas, le portail qu’il faut franchir pour y accéder est cassé et ne peut plus s’ouvrir à distance.

A l’entrée de Champtercier, le village-vacances qui accueillera les migrants est à l’abandon depuis 2010. | ERIC FRANCESCHI/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

Elle semble maintenant vivre, dans cet endroit qu’elle avait choisi en 2011 pour son cadre « tranquille, loin de tout », comme dans un piège qui se refermerait sur elle.

« Pour l’instant, je ne me suis battue la nuit qu’avec les blaireaux, les sangliers, les renards, les loirs. Personne d’autre, commente-t-elle. Si j’entends des gens chez moi la nuit, qu’est-ce que je fais ? J’appelle les flics ? Mais après, je ne peux même pas leur ouvrir le portail ! »

Elle ramassera peut-être aussi ses pommes un peu plus tôt cette année, avant qu’« ils » arrivent. Elle bout : « Ça me gonfle qu’on nous empêche de vivre comme d’habitude. »

« Les retraités, ce sont des gens qui ont peur »

Au village, les opinions ne sont pas toutes aussi tranchées que celles de Mme Hess. Mais Champtercier vacille tout de même de voir bousculée sa tranquillité assumée. Loin d’être dépréciatif, le terme « village-dortoir » est ici revendiqué. Dans le bourg, nul autre commerce qu’un santonnier qui fabrique ses figurines provençales. L’unique restaurant a fermé au début de l’année, faute de clients, et attend un repreneur.

L’activité principale est concentrée devant l’école, où les parents viennent chercher leurs enfants après la classe. Et où, chaque mercredi et vendredi après-midi, les boulistes se réunissent. Ce mercredi, ils sont une trentaine à chatouiller le cochonnet et tailler le bout de gras autour du sujet qui est dans toutes les têtes.

« J’ai un sentiment d’ambivalence, philosophe tout haut un septuagénaire qui, en attendant son tour de jeu, se lance dans une sorte de synthèse : Nous devons faire preuve d’humanité. Mais en même temps, pouvons-nous accueillir ces migrants en toute quiétude ? Ici, c’est un petit village, qui vit doucement. Il y a beaucoup de retraités. Et les retraités, ce sont des gens qui ont peur. »

A l’intérieur d’un des bungalows où seront logés les migrants. | ERIC FRANCESCHI/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

« On n’est plus un village gaulois, c’est la mondialisation ! »

Avant même l’arrivée des migrants, le hameau a déjà perdu de cette douceur que chacun loue. Peut-être dès le 23 septembre, quand le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan a diffusé une vidéo le montrant à l’entrée du village, selon lui rebaptisé « Calais » par sa population. Une assertion fausse, dénoncent la mairie et plusieurs habitants, qui affirment que le responsable de Debout la France a lui-même apporté une pancarte, laquelle a d’ailleurs rapidement été enlevée. Mais l’idée a fait florès chez certains locaux, qui ont bien masqué un autre panneau, en retrait de la route, pour remplacer la direction du village-vacances par celle de « Calais ».

Pour « apporter des réponses », la maire, Régine Ailhaud-Blanc (divers gauche) a organisé une réunion d’information, le 26 septembre. La salle polyvalente a accueilli 300 personnes – du jamais-vu dans le village – qui ont pu faire part de leurs craintes ou offrir leur générosité. Mme Ailhaud-Blanc, elle, est favorable à l’accueil des migrants et « ne comprend pas pourquoi on les voit comme des délinquants ou des violeurs en puissance et pas comme des victimes de la guerre et des passeurs ».

Le panneau indiquant le centre de vacances a été recouvert de l’indication « Calais ». | ERIC FRANCESCHI/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

Elle comprend les inquiétudes que leur arrivée suscite et trouve aussi le ratio d’arrivants par rapport à la population un peu trop important. Mais « il faut savoir raison garder, assène-t-elle. On n’est plus un village gaulois, c’est la mondialisation ! Et ça ne fait que commencer, ces migrations. Il faut qu’on soit ouverts. On ne peut pas rester sur des vieilles positions, il faut accueillir les gens et vivre ensemble ».

Le village planétaire, voilà une idée qui chagrine les Digneau. Le couple a quitté l’Angleterre natale de Joanna il y a quinze ans, après avoir constaté que leur société d’emballage souffrait de la concurrence avec la Chine. « On a fait le choix de ne pas faire partie de cette grande mondialisation, ça nous faisait un peu peur. Mais on est rattrapés… On croyait honnêtement qu’on pouvait voir le monde autrement ici, dans notre petite montagne, qu’on pouvait vivre comme si rien ne changeait. »

Le projet #FrançaisesFrançais

Qu’est-ce qui vous préoccupe ? C’est la question que des reporters du Monde vont aller poser un peu partout en France en cette année d’élection présidentielle.

Ils en ramèneront des histoires, des regards, des voix, celles de Françaises et de Français ordinaires, ou presque. Cela s’appelle donc #FrançaisesFrançais, c’est à lire et à partager...