Pour le déjeuner, Elisabeth Forest a fait réchauffer des haricots verts. « Elle adore ça, les haricots verts », dit-elle en se tournant vers la grande table du séjour où est assise Maria (le prénom a été changé). La jeune femme, discrète, acquiesce dans un sourire. Depuis le mois de mai, le régime alimentaire de cette jeune Kosovare de 35 ans est une des préoccupations principales d’Elisabeth et de son mari, Pierre. Mais aussi de dizaines d’autres habitants du plateau matheysin, en Isère. Lorsqu’elle est arrivée chez eux, Maria ne mangeait presque rien. « Elle est descendue à 39 kg pour presque 1,80 m », s’inquiète Marie-Paule André, qui habite à quelques kilomètres de là.

Maria (à gauche), arrivée du Kosovo en 2013, a fait une demande d'asile en France. Elle est hébergée par Elisabeth (à droite) et Pierre, membres du CARM (Collectif d’accueil des réfugiés en Matheysine) à Roizon, sur le plateau Matheysin (Isère). | Pablo Chignard / Hans Lucas pour "Le Monde"

Maria, les cheveux tirés en arrière et le visage anguleux, a 35 ans. Quand elle est arrivée en France après avoir fui le Kosovo en 2013, elle a vécu dans la rue pendant trois ans. Jusqu’à ce que les membres du Collectif d’accueil des réfugiés en Matheysine (CARM) lui ouvrent leurs portes. Sur ce territoire perché à mille mètres d’altitude, à 40 kilomètres au sud de Grenoble, la crise migratoire est d’abord arrivée par les médias. La photo du petit Aylan, la situation à Calais, ont fortement marqué les esprits ici comme ailleurs. Mais c’est une exposition qui a servi de déclic.

En avril, Betsie Pequignot, artiste plasticienne de « presque 70 ans », figure de la vie locale, a disposé des dizaines de « bouteilles à la mer » remplies d’images et de témoignages de migrants sur le sol d’une ancienne chapelle. « Ce soir-là, les gens venaient sans arrêt me demander : “Qu’est-ce qu’on peut faire pour les aider ?” » raconte Betsie dans sa maison de La Mure, une commune de 5 000 habitants, la principale du territoire. Elle décide alors d’organiser une réunion publique pour réfléchir à des solutions. Le CARM est né dans la foulée. De douze membres au départ, ils sont aujourd’hui soixante-dix.

C’est suite à une exposition de l’artiste plasticienne Betsie Pequignot dans cette chapelle sur le plateau Matheysin que le CARM (Collectif d’accueil des réfugiés en Matheysine) a été créé. | Pablo Chignard / Hans Lucas pour "Le Monde"

« A 20 ans, je voulais changer le monde »

Si tous sont animés par le même désir de « faire », chacun a aussi ses propres raisons. Pour Jacqueline Zanichelli, 84 ans, c’est une histoire de famille : ses grands-parents ont accueilli des immigrés italiens dans les années 1930, ses parents ont caché des juifs pendant la seconde guerre mondiale. « Donc, pour moi, ça ne pouvait pas être autrement », affirme la doyenne du collectif.

Catherine Frier, enseignante de 54 ans, évoque plutôt un questionnement intérieur : « Je me suis toujours demandé comment je pourrais raconter qu’en 2016 des gens se noyaient aux portes de l’Europe et qu’on n’a rien fait. » Il y a encore Hubert Mingarelli, écrivain de 60 ans, qui prend part à une initiative collective pour la première fois : « J’ai eu un peu honte d’être indigné, d’avoir de bonnes idées, mais de ne jamais rien en faire. » Ou Gaëlle Poncet, qui elle a toujours été active sur le terrain humanitaire : « A 20 ans, je voulais changer le monde, à 45, j’ai compris qu’il était plus efficace d’agir à mon échelle. » Et il y a aussi Marie-Paule et Jacques André, tous deux retraités et membres de l’Action catholique ouvrière, qui ont pris la résolution « d’ouvrir davantage notre maison parce que, nous, on a trop de choses ».

Dans les rues de La Mure, petite ville de 5 000 habitants où est né le CARM. | Pablo Chignard / Hans Lucas pour "Le Monde"

Avant de s’engager, tous avaient une idée floue de ce qu’était la crise migratoire et aucun ne savait comment s’y prendre. Les migrants accueillis par le CARM ne sont pas des Syriens fuyant la guerre, via la Turquie et la Grèce, vus à la télévision. En réalité, peu de ceux-là arrivent dans la région de Grenoble : ce sont plutôt des Guinéens ou des Congolais (de République démocratique du Congo), venus retrouver une communauté installée là depuis plusieurs années. Et il y a aussi des Kosovars, comme Maria. « Son pays, on en parle très peu. Pourtant, là-bas c’est le chaos », a depuis compris Jacqueline Zanichelli.

« C’est une goutte d’eau, mais on fait »

Le CARM s’est appuyé sur l’expérience d’une structure similaire, née six mois plus tôt dans le Trièves, une région voisine de la Matheysine très active sur le terrain associatif. Le collectif a mis en place le même système d’hébergement « glissant » : chaque famille accueille un migrant pendant quinze jours, avant qu’une autre prenne le relais, et ainsi de suite. Un fonctionnement qui rassure ceux qui accueillent : ils savent exactement sur combien de temps ils s’engagent, une période courte qui permet de ne pas trop bouleverser leur quotidien.

Lire l’entretien avec l’ADA : 3Q ADA

Pour les demandeurs d’asile, changer d’hébergement tous les quinze jours n’est pas idéal, mais les avantages de loger chez l’habitant compensent largement le manque de stabilité. Maria a tissé des liens avec ses hôtes, qu’elle considère aujourd’hui comme sa famille. Jacqueline est devenue sa « grand-mère ». Avec eux, elle pratique le français, fait des rencontres, partage des repas. Bref, elle s’intègre. Petit à petit, elle s’est aussi reconstruite. Elle remange, se remaquille. « Quand on la voit sourire, ça fait trop plaisir », s’émeut Marie-Paule André.

Affiche du journal local qui titre sur les futurs CAO (centres d'accueil et d'orientation) dans le département, à La Mure (Isère). | Pablo Chignard / Hans Lucas pour "Le Monde"

« Les collectifs, ça les retape ! », constate Marie-Pierre Fournier, bénévole à l’ADA (Accueil demandeurs d’asile), une association grenobloise qui accompagne les migrants dans leurs démarches administratives. L’ADA est en lien avec une douzaine de collectifs comme le CARM qui essaiment en Isère depuis un an. L’association les contacte, souvent en urgence, lorsqu’un demandeur d’asile n’a pas encore été placé en centre d’accueil. Avec ce système, en six mois, le CARM a accueilli une Angolaise enceinte de quatre mois avec son fils de 16 mois et Maria. « C’est une goutte d’eau, c’est sûr, mais bon, on fait », commente Elisabeth sans rougir.

« On a tendance à trop déléguer »

Parmi les 70 membres, seule une quinzaine héberge des demandeurs d’asile. Les autres offrent différentes choses : des trajets en voiture, des vêtements, une contribution financière… Les hébergeurs sont la plupart du temps retraités et vivent seuls ou en couple dans une grande maison familiale. C’est le cas de Marie-Paule et Jacques. « Ce qui marche, c’est qu’on fait avec ce qu’on a, insiste Marie-Paule. Et que ça vient de nous. » Elle cherche dans ses affaires une coupure de journal. L’article est titré « Allex, ses cauchemars de “mini-Calais” » et rapporte les craintes des habitants de cette petite commune de la Drôme, où un centre d’accueil de migrants a ouvert en septembre. « Je les comprends, moi, ces gens-là, avec toutes les choses négatives qu’on entend sur les migrants envahisseurs… Et puis il n’y a manifestement eu aucune sensibilisation avant leur arrivée », poursuit-elle avant de reprendre : « Je n’excuse pas certaines de leurs réactions, mais je les comprends. »

Le CARM pense déjà à la suite de son engagement, et s’interroge sur le rôle que peuvent jouer les responsables politiques. Une partie du groupe, jugeant qu’ils « jouent le rôle de l’Etat » en accueillant des migrants, voudrait pousser les élus à s’impliquer davantage. L’autre estime qu’il faut au contraire se passer d’eux : le CARM perdrait en pragmatisme, en souplesse. Hubert Mingarelli considère même que la politique au sens traditionnel est « dépassée » : « On a tendance à trop déléguer », estime-t-il. D’ailleurs, il ne vote pas. Mais ce genre d’initiative, qui « vient d’en bas », il y croit.

Sur le plateau de la Matheysine (Isère), ancienne région minière. Au fond, la ville de La Mure. | Pablo Chignard / Hans Lucas pour "Le Monde"

La demande d’asile déposée par Maria il y a un an a été rejetée en première instance. L’audience de son recours a eu lieu le 10 octobre devant la Cour nationale du droit d’asile, à Paris. Elisabeth Forest l’a accompagnée, consciente qu’elle ne pouvait faire le voyage seule. Ce jour-là, Maria a détaillé les raisons qui l’ont poussée à fuir son pays : son enlèvement, sa séquestration, la prostitution forcée… En plus de son témoignage, la Cour dispose d’un document signé de tous les membres du CARM attestant des progrès faits par Maria depuis son arrivée en Matheysine et de sa volonté de s’en sortir. « Ils ont vu que, Maria, elle n’était pas toute seule ! » s’est félicitée Elisabeth Forest. La Cour rendra sa décision le 31 octobre. D’ici là, le CARM retient son souffle.