Wall Street, à New York. | STAN HONDA / AFP

L’économiste américain Hyman Minsky, décédé en 1996, avait construit l’essentiel de sa réputation en postulant qu’une stabilité durable des marchés financiers portait en elle le germe d’une crise future. En très résumé, son argumentation faisait valoir que la stabilité nourrit au fil du temps un excès de confiance des investisseurs, qui les amène à prendre des risques excessifs, débouchant sur une correction à terme. Cette théorie avait trouvé sa consécration dans la grande crise financière de 2008, « moment Minsky » s’il en est, archétype de la sanction des risques excessifs pris par le secteur bancaire pendant des années de stabilité apparente.

Cette théorie, désormais avérée, demeure difficile à admettre pour les opérateurs de marchés. Comment ne pas préférer la stabilité à la volatilité ? Comment admettre que cette préférence pour ce qui est stable et prévisible puisse être la mère de tous les dangers ? Comment traders et investisseurs pourraient-ils accepter que la volatilité, notion retenue universellement comme mesure quantifiable du risque, puisse en réalité nous sauver ?

L’intervention sans précédent des banques centrales à partir de 2009, pour éviter que la crise financière se transforme en dépression économique, était nécessaire. Mais sa poursuite n’a pas seulement évité une rechute économique. Elle a offert aux investisseurs une visibilité tout autant sans précédent sur le prix des actifs financiers. S’en est suivi un comportement généralisé des acteurs économiques, sorte de « syndrome Minsky », fruit de ce confort.

Aucune marge de manœuvre

Pourquoi faire l’effort de se désendetter si vous savez que le coût de la dette sera de plus en plus faible ? Pourquoi faire l’effort d’investir en recherche, en productivité, en capacité, si l’investissement financier offre une rentabilité sûre et élevée ? Pourquoi gérer votre épargne prudemment si les banques centrales se chargent de gérer les risques de marchés ?

L’essayiste Nassim Taleb souligne, quant à lui, que quand cette stabilité est imposée de force, elle devient alors rigidité, comme celle d’une digue qui retient la pression des éléments. Lorsqu’elle cède, parce qu’elle finit toujours par céder un jour, nous dit Minsky, elle libère alors une énergie d’autant plus puissante.

Or comment ne pas voir ce manque de flexibilité creusé dans le système financier aujourd’hui ? La majeure partie des Etats, en ne réduisant guère les déséquilibres de leurs finances publiques, ne se sont redonné aucune marge de manœuvre. Les banques centrales, en amenant les taux à zéro, ont épuisé l’essentiel de leur force de frappe. Les banques commerciales, quant à elles, ont sous la pression des régulateurs réduit considérablement leur flexibilité, et notamment leur capacité d’intervenir en « pourvoyeurs de liquidité » sur les marchés financiers, transférant ainsi aux investisseurs l’essentiel des risques de marchés.

Ce que ne nous disent ni Minsky ni Taleb, c’est combien de temps une situation de stabilité peut durer avant d’entraîner sa propre fin. Nous ne pouvons pas prédire combien de temps encore les marchés actions resteront soutenus, l’inflation très faible, les taux d’intérêt au plancher, et les devises équilibrées.

A défaut de pouvoir prédire, la fragile rigidité du système nous enjoint à deux choses. D’une part, à surveiller tout signal avant-coureur d’une déstabilisation, et notamment tout mouvement significatif d’un catalyseur éventuel comme un retournement cyclique, un changement de tendance du prix des matières premières, une remise en cause du discours des banques centrales, ou des infléchissements de caps budgétaires. Ensuite, la seule façon de compenser la flexibilité que le système a perdue est de devenir nous-mêmes des investisseurs extrêmement flexibles.