LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, on dévore un magnifique essai de Marielle Macé où l’auteure affirme l’ambition de la littérature à rayonner bien au-delà du domaine où on voudrait la cantonner, on remonte le temps avec un récit dans lequel Thomas Giraud imagine l’enfance du géographe et Communard Elisée Reclus, un beau texte qui oscille entre le vrai et le possible, l’histoire et la fiction, on s’offre un road-movie temporel dans l’Amérique des quarante dernières années grâce à une BD de Daniel Clowes et on se remonte le moral avec un essai anti-déclinisme où des élèves nous raconte l’histoire de France.

ESSAI. « Styles. Critique de nos formes de vie », de Marielle Macé

Comment va la vie ? A quel rythme ? A travers quels gestes ? A l’horizon de quelles valeurs ? Cette question du « comment » de la vie, des mille façons qu’elle a de se donner des formes et des forces, l’écrivain en fait son affaire, affirme Marielle Macé dans ce magnifique essai.

Parce que la littérature a une « conscience affûtée » des formes de l’existence, elle sait aussi que la question du style engage d’emblée celle des valeurs, voire d’une certaine colère : parler des manières de vivre, c’est les décrire mais aussi les juger, se demander lesquelles méritent qu’on les défende, lesquelles exigent qu’on les combatte…

Circulant parmi les poètes, les philosophes ou les sociologues, virevoltant d’un documentaire à un souvenir personnel, et d’une analyse de texte à une profession de foi, l’auteure affirme ici l’ambition de la littérature à rayonner bien au-delà du domaine où on voudrait la cantonner. La littérature comme lieu où s’imaginent d’autres vies que la nôtre, le champ stylistique comme champ de bataille politique, telle est la décision souveraine de Marielle Macé, le geste altier avec lequel il faudra désormais compter. Jean Birnbaum

Gallimard

« Styles. Critique de nos formes de vie », de Marielle Macé, Gallimard, « NRF Essais », 368 p., 22 €.

RÉCIT. « Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes », de Thomas Giraud

Communard, anarchiste, géographe et écrivain, Elisée Reclus (1830-1905) a été membre de la Première Internationale et a fréquenté Mikhaïl Bakounine. On peut encore trouver parfois, taguée sur les murs, l’une de ses formules les plus connues : « L’utopie, c’est la seule réalité. »

Mais ce n’est pas sur cette dimension politique de la vie d’Elisée Reclus que Thomas Giraud a décidé d’écrire. Il a préféré s’intéresser à ce qu’il ne connaissait pas : son enfance. On s’en doute, peu de documents subsistent de ces années de formation. L’écrivain a dû inventer, rêver et penser la vie primitive de son personnage pour faire vivre un texte qui oscille entre le vrai et le possible, l’histoire et la fiction.

Les phrases de Giraud, très visuelles, ont quelque chose de l’esquisse, elles sont accompagnées de « bouts de pensée » de son personnage, comme des instantanés photographiques. C’est l’éveil d’un regard et d’un esprit, sans cesse stimulés par une attention extraordinaire à la géographie. Car Elisée semble toujours désireux de voir surgir l’inattendu dans le monde ordinaire. Récit poétique qui n’affirme rien, n’entend rien démontrer, ce livre laisse cependant, dans la mémoire, des traces infimes de sensations physiques, qui donnent subitement envie d’aller marcher dehors. Amaury da Cunha

La Contre allée

« Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes », de Thomas Giraud, La Contre Allée, 136 p., 14 €.

BD. « Patience », de Daniel Clowes

Accessoire inusable des récits de science-fiction, la machine à remonter le temps peut également se révéler précieuse en matière de fable sociale. L’Américain Daniel Clowes en exploite ici le potentiel avec un modèle au fonctionnement hasardeux, afin de sonder l’âme d’époques révolues, quoique récentes.

L’histoire est celle de Jack, un jeune homme sans ambition dont la vie bascule quand il découvre le corps inanimé de sa compagne, Patience, qui venait d’apprendre qu’elle était enceinte. Vingt ans plus tard, le voyage dans le temps possible, il se téléporte dans le passé, avec une seule idée en tête : contrarier le cours des événements afin que naisse son enfant…

Entre Woody Allen et H. G. Wells, Clowes fait émerger, de ce road-movie temporel dans l’Amérique des années 1980 à nos jours, ses thèmes de prédilection : l’angoisse de l’avenir, la place de l’homme dans l’Univers, la précarisation des classes moyennes… L’auteur d’Eightball (Cornélius, 2009) est un maître de la bande dessinée d’aujourd’hui : n’attendons pas le futur pour le découvrir rétrospectivement. Frédéric Potet

Cornélius

« Patience », de Daniel Clowes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Moreau, Cornélius, 184 p., 30,50 €.

ESSAI. « Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves », sous la direction de Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau

Les jeunes Français méconnaîtraient l’histoire de France. Pire, ils apprendraient à l’école à en avoir honte, ressassent depuis des années les adeptes du déclinisme. A ces discours alarmistes, la recherche vient d’apporter un démenti. Non seulement les élèves connaissent l’histoire de France et en partagent un récit commun, mais ils en ont une vision laïque, optimiste et empreinte de fierté.

C’est ce que montre Le Récit du commun, vaste enquête menée sous la direction d’une spécialiste française des sciences de l’éducation, Françoise Lantheaume, et d’un historien canadien, Jocelyn Létourneau : alors même que le « roman national », récit patriotique de la nation, a progressivement disparu des programmes scolaires à partir du milieu du XXe siècle, celui-ci reste prégnant dans la conscience des élèves, quelle que soit leur origine sociale ou géographique. Sous leur plume, une trame linéaire et chronologique se déploie, jalonnée de grands hommes et de grands événements. Ni honte ni culpabilité ne semblent occuper leur conscience historique. Au contraire. Il transparaît dans leurs récits une fierté, plus ou moins explicite, pour le passé de leur pays. Aurélie Collas

PUL

« Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves », sous la direction de Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau, PUL, 240 p., 18 €.