Des policiers manifestent sur les Champs-Elysées, dans la nuit de mercredi à jeudi. | BENOIT TESSIER / REUTERS

Le mouvement n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Jeudi 20 octobre au soir, c’est à Lyon que les policiers pourraient se rassembler, après des incidents survenus durant la nuit dans la banlieue sensible de Vénissieux. Ce sera alors la quatrième manifestation consécutive – et non autorisée – de représentants de forces de l’ordre en colère et à bout de nerfs. Le premier ministre, Manuel Valls, a eu beau appeler au « dialogue » dans la journée, le malaise est tel qu’il en faudra bien plus pour le traiter.

D’ailleurs, la réunion organisée mardi en urgence au ministère de l’intérieur n’a en rien dissuadé les manifestants de se rassembler mercredi soir à Paris, toujours dans l’illégalité. En début de soirée, certains niaient d’ailleurs être venus pour manifester, contre toute évidence. « Non, non, on passait par là, on a vu du monde », ironisait un jeune policier en civil, un menu de fast-food à la main, peu de temps avant de rejoindre ses collègues qui, à 22 h 30, se comptaient par centaines sur la place parisienne.

Pour la plupart en civil, le visage dissimulé par une écharpe, mais avec un brassard « Police », ils se retrouvés là comme la veille, et comme l’avant-veille. Tous veulent témoigner leur soutien aux quatre agents attaqués le 8 octobre au cocktail Molotov à Viry-Châtillon, dans une banlieue sensible de l’Essonne, alors que l’un d’eux est toujours gravement blessé à l’hôpital Saint-Louis (Paris). Surtout, ils veulent saisir l’occasion pour dénoncer tous les maux dont souffre aujourd’hui la police : manque d’effectifs, de moyens matériels, manque de considération hiérarchique, etc.

« Mesurettes »

Mais ce soir, leur colère est particulièrement dirigée contre leur hiérarchie. Mardi, au lendemain de leur première manifestation, le directeur général de la police nationale, Jean-Marc Falcone, avait jugé « inacceptable » leur rassemblement nocturne devant l’hôpital Saint-Louis et les Champs-Elysées, et la « police des polices » avait été saisie. Alors mercredi, toute la nuit, des policiers ont scandé « Falcone démission ! », « Falcone on arrive ! ».

« La soupape explose et notre hiérarchie nous réprimande », s’énerve Etienne, un agent du Val-de-Marne qui, comme tous ses collègues, ne souhaite pas être identifié. « Leur première réponse à notre ras-le-bol, c’est de nous menacer de sanctions », renchérit François, qui travaille dans l’Essonne. Le devoir de réserve et de loyauté inscrit dans le code de déontologie ne les freine pas. « Vous trouvez ça normal, de devoir cacher les suicides de collègues ? » lâche un policier d’une trentaine d’années. « On s’exprime juste, et ils veulent nous sanctionner », minimise de son côté Alexandre, jeune agent parisien.

Si le métier est celui qui compte l’un des plus forts taux de syndicalisation (49 % dans la police contre 11 % en moyenne sur l’ensemble des salariés selon la Dares), beaucoup de manifestants exprimaient, mercredi soir, leur défiance vis-à-vis des organisations syndicales. « Ici, ce sont les fonctionnaires qui sont sur le terrain, pas les syndicats », estime Jean. « Les syndicats se sont un peu trop servis pour leur propre carrière. Moi, ça fait deux ans que j’attends de monter en grade alors que j’ai passé les examens », explique Etienne. « Moi, ça fait six ans que j’attends », renchérit immédiatement son collègue, quand François, dans la police depuis dix-sept ans, fait dévier les critiques sur les responsables politiques : « Ils passent à la télé pour annoncer des mesurettes, mais rien ne change. »

« Tous à Beauvau ! »

Vers 23 heures, un fumigène puis des sirènes sont suivis d’applaudissements. La foule quitte alors la place de la République, pour marcher jusqu’à l’hôpital Saint-Louis, puis la place du Colonel Fabien, avant de rejoindre à nouveau République. Quand un mégaphone demande la prochaine destination, les premiers cris pointent le siège du ministère de l’intérieur : « Tous à Beauvau ! »

Conseil d’Etat, Louvre… le cortège défile alors en direction des Champs-Elysées, et donc de la place Beauvau, qui se trouve pratiquement sur le chemin. Arrivés vers 1 h 30 avenue Gabriel, parallèle aux Champs-Elysées où ils ont été bloqués par des gendarmes qui leur barraient le chemin du palais de l’Elysée, les quelques dizaines de manifestants restants ont alors traversé le parc des Champs pour prendre la direction de l’Arc de triomphe.

Le long du parcours, pas d’affrontements, mais des accrochages verbaux, et des réactions diverses. Ici, quelques étudiantes qui chantent Bella Ciao quand passe le défilé, ailleurs un homme qui crie « Tout le monde déteste la police ! » entraînant logiquement de vives réactions dans les rangs des forces de l’ordre. « Aucun scooter brûlé et les abribus sont intacts ! » s’exclame en réponse un manifestant encapuchonné, écharpe sur le visage et qui croit utile de devoir nous préciser : « Notez bien ça ». D’autres badauds ont tenu à manifester leur soutien aux forces de l’ordre, entraînant immanquablement un concert de « Citoyens avec nous ». Mais le chant le plus populaire de la soirée, c’était bien La Marseillaise, entonnée toute la nuit et sans répit, de République jusqu’aux Champs-Elysées.

« Gueuler un grand coup »

Interrogés sur ce qui pourrait être amélioré concrètement dans leur travail quotidien, les manifestants livrent des réponses très diverses. Pour l’un, agent dans les Hauts-de-Seine, il faudrait pouvoir fouiller des véhicules sans officier de police judiciaire (ils n’ont déjà plus besoin de l’autorisation du procureur depuis la réforme pénale de mai), quand d’autres se plaignent que des armes ne soient pas utilisables par tous, dans certains commissariats, en raison du manque de moyens attribués aux formations.

Tous s’accordent toutefois sur un point : les gardes statiques, devant des lieux de culte et domiciles de personnalités, deviennent ingérables. « Depuis Charlie Hebdo”, ça nous prend beaucoup d’effectifs », juge Alexandre. Un policier de Seine-Saint-Denis approuve : « Si, sur une ville avec quatre voitures de fonction, les gardes statiques en mobilisent deux, pendant huit heures par jour, c’est énorme. » Enfin, il y a le manque de moyens matériels, des lampes et des gants à acheter sur ses fonds propres, ainsi que la dégradation avancée de certains locaux.

« Ils nous annoncent la livraison de 3 000 véhicules en 2016 ? Mais, pour la police nationale, c’est ridicule, 3 000 véhicules ! Il y a des caméras qui ne marchent pas, des cellules pas aux normes, etc. Partout ailleurs, une telle situation ne serait pas normale, mais chez nous, ça ne dérange pas. On s’est dit qu’il fallait gueuler un grand coup. »

« Grève des contraventions »

Plus globalement, beaucoup regrettent un supposé laxisme de la justice. Qu’ils soient en banlieue parisienne proche ou à Paris, de nombreux policiers assurent que les délinquants arrêtés le matin « sortent le soir, alors qu’on vient de les interpeller pour du gros trafic » et réclament par ailleurs des règles claires sur la légitime défense, aujourd’hui laissée à l’appréciation du juge. « Des collègues n’osent pas sortir leur arme quand ils sont attaqués », juge un jeune gardien de la paix. Pourtant, la loi de procédure pénale adoptée en mai a instauré le principe d’une « irresponsabilité pénale » et élargi le champ de la légitime défense.

Désormais, tout policier, gendarme, douanier ou militaire ne sera pas pénalement responsable s’il sort son arme pour en faire « un usage absolument nécessaire et strictement proportionné dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis ». Avant cette modification légale, un rapport de la commission des lois du Sénat publié en 2013 estimait en outre qu’il existait de toute façon peu de condamnations de policiers en cas d’usage des armes de service.

Mercredi soir, certains policiers sont venus pour la première fois. D’autres, mobilisés depuis lundi soir, en étaient à leur troisième manifestation. Non déclarées en préfecture et donc illégales, ces manifestations sont imprévisibles, elles s’organisent bien souvent par chaînes de SMS qui circulent ensuite sur les réseaux sociaux. Et d’autres types de mouvements contestataires pourraient naître : mercredi dans le cortège, un agent assurait poursuivre sa mobilisation dans le cadre de son travail et faire désormais la « grève des contraventions ».