Des personnes prient pendant l'hommage aux morts du déraillement de train, à Eseka, lundi 24 octobre. | Josiane Koagheu

Il est 10 heures. Visages graves, mines tristes, des hommes, femmes et enfants, vêtus pour la plupart en noir, arbres de la paix entre les mains, avancent par petits groupes vers les tentes dressées dans la cour de la gare ferroviaire d’Eseka. Ce lundi 24 octobre est journée de deuil national, décrété par le président Paul Biya sur l’ensemble du territoire. Le Cameroun rend hommage aux soixante-dix-neuf personnes qui ont perdu la vie dans le déraillement du train 152 de la compagnie Cameroon Railways (Camrail), vendredi 21 octobre 2016, selon le dernier bilan du ministère de la santé.

A Eseka, les habitants veulent dire « un dernier au revoir » aux frères et sœurs qu’ils ont tenté « en vain » de sauver. « Tu ne peux pas imaginer ce que je ressentais quand je les entendais me crier au secours, au secours ! Sauvez-moi, dit Jean-Philippe Mahop, le visage mangé par une barbe de plusieurs jours. Ils étaient enfermés dans les wagons, sans sortie possible. »

Les neuf tentes réquisitionnées pour la circonstance devant la gare, aux deux drapeaux en berne, sont pleines à craquer. Des bancs et des chaises en plastique sont aussi posés sous le soleil. Des habitants, qui arrivent par vagues, s’y installent. D’autres sont contraints de rester debout. Au total, ils sont près d’un millier.

La messe œcuménique est dite par des prêtres de l’Eglise catholique, des imams, des pasteurs des Eglises évangélique et presbytérienne. A tour de rôle, ils se succèdent pour prier pour le repos des âmes des morts, pour la santé des blessés et pour la paix, et pour implorer « Allah » et « Dieu » de ne plus soumettre le Cameroun à pareil drame.

Des prières et des discours

« Seigneur, merci pour l’esprit de solidarité qui nous a unis comme un seul homme. Parce que même ton serviteur, l’évêque que je suis, a porté ses frères dans le sang pour les accompagner à l’hôpital. Nous te disons merci pour cette épreuve qui nous a unis, lance Dieudonné Bogmis, l’évêque du diocèse d’Eseka. Ce matin nous te recommandons la vie de nos frères qui nous ont quittés si subitement. » Les prières, amplifiées par des haut-parleurs, sont accompagnées de chants religieux.

Après les hommes d’Eglise vient le tour des autorités de la ville et du représentant de Vincent Bolloré, dont le groupe est l’actionnaire principal de la compagnie Camrail. Le maire de la commune d’Eseka, Jean Lilim Libog Bayiha, se lance dans un discours de remerciements sans fin, moyennement accueilli par l’assistance. « On n’est pas en campagne ici », murmurent en chœur deux vieilles dames aux lunettes fumées, venues spécialement de Yaoundé, la capitale, pour la circonstance.

Peut-être conscient de ce malaise et des murmures qui s’amplifient, le maire finit par lâcher, au bout de quelques minutes : « Nous demandons une pharmacie à Eseka, un corps de sapeurs-pompiers. Nous voulons la désinfection des zones où on a ramassé les corps. » Enfin, la foule applaudit.

« Camrail doit nous dire ce qui s’est passé »

Puis, Mohamed Abdoulaye Diop, représentant de Vincent Bolloré, se lève pour clore l’hommage. « Je n’ai pas préparé de discours. Tout ce que je vais prononcer, c’est dans un sens positif. Mais, comme tout être humain, je peux être amené à commettre des erreurs et d’avance, je demande votre indulgence », dit-il d’emblée, comme s’il présageait la colère de la foule.

Le directeur régional du groupe Bolloré Africa Logistics adresse ses pensées aux familles éprouvées et à la nation camerounaise. Il affirme que Vincent Bolloré, la plus « haute autorité de notre groupe », a dépêché « cinq grands patrons, dont trois sont déjà arrivés ». « Personnellement, depuis ce drame, je n’ai pas eu cinq heures de sommeil. J’étais désorienté. Mais hier, quand j’ai entendu le président du Cameroun nous parler de dynamisme, de volonté et de courage, j’ai compris le sens du combat », ajoute-t-il.

Un discours qui ne satisfait pas ceux qui l’écoutent. « Nous demandons des comptes à Bolloré et au gouvernement camerounais, fulmine Venant Yambena, qui a secouru de nombreux blessés le jour du drame. Le président de la République doit sanctionner sévèrement Camrail. La responsabilité revient à Bolloré. » Pour ce jeune frigoriste à qui le « cœur fait mal », c’est la surcharge du train qui a causé le drame. « Pourquoi on contrôle les voitures qui surchargent et pas les trains ? », s’interroge-t-il avec amertume.

« Parce qu’il n’y a qu’une personne qui possède les trains au Cameroun. Camrail peut faire ce qu’il veut de nous, répond Liliane Ngo Bisseck, une commerçante de 27 ans. Le président Paul Biya doit comprendre que nous ne sommes plus colonisés. Il a dit qu’il avait demandé une enquête. C’est insuffisant. Son ministre [des transports] et Camrail doivent nous dire ce qui s’est passé. Ils doivent même aller en prison, s’il le faut ».