Le nouveau tunnel ferroviaire du Saint-Gothard, en Suisse, est équipé par Thales. | GAETAN BALLY / KEYSTONE/MAXPPP

Le procédé est rare pour une firme habituellement très discrète. En ce début d’automne, Thales a décidé de taper fort du poing sur la table pour en finir avec les tentatives de rachat par Alstom de sa branche ferroviaire. Lundi 24 octobre, Patrice Caine, son PDG, a pris la plume pour écrire au président de la République, François Hollande, et à son premier ministre, Manuel Valls, mais aussi à quatre autres ministres : Ségolène Royal (environnement), Jean-Yves Le Drian (défense), Michel Sapin (économie et finances) et Christophe Sirugue (industrie).

Pas question de se défaire de sa division transport, dit en substance ce courrier de deux pages, au ton courtois mais ferme. L’activité de signalisation est au cœur des activités du groupe. Et cette stratégie a été approuvée par les deux principaux actionnaires unis dans un pacte que sont Dassault Aviation (24,9 %) et l’Etat (26 %), ce dernier étant par ailleurs actionnaire d’Alstom à 20 %.

Ce n’est pas faute de l’avoir répété ces derniers mois : cette activité, qui représente 15 % du chiffre d’affaires soit 1,5 milliard d’euros, est complémentaire aux autres. « Les liens sont d’ailleurs de plus en plus forts, grâce à des compétences transversales comme la cybersécurité ou les technologies du big data, rappelait en juillet Patrice Caine dans Le Monde. Nous les appliquons aussi bien à l’avionique qu’au contrôle du trafic aérien, à la télévision à bord des avions ou encore à la signalisation ferroviaire. »

Marché prometteur et rémunérateur

Les arguments n’ont visiblement pas convaincu puisque dans le même temps, selon nos informations confirmées par plusieurs sources, Alstom a demandé à la banque Rothschild d’imaginer un montage financier de reprise des activités transport de Thales, afin de déclencher leur offensive en novembre. Le groupe dirigé par Henri Poupart-Lafarge dément « catégoriquement avoir donné un mandat à cette banque », et donc d’envisager un projet de rachat dans l’immédiat

Pourtant, le groupe souhaite encore plus qu’avant mettre la main sur la branche civile de Thales pour, à la fois, croître et dominer l’un des marchés les plus prometteurs et rémunérateurs du secteur ferroviaire. L’Etat, qui vient de donner un sursis de plusieurs années au site Alstom de Belfort en commandant une quinzaine de TGV, ne serait pas forcément insensible à cette solution, d’autant que certains dans les ministères sont parfois tentés par un jeu de construction industriel, notamment à Bercy.

Dans une note en cinq points datée du 17 juin sur la situation d’Alstom adressée à leurs ministres de tutelle, Emmanuel Macron à l’industrie et Michel Sapin à l’économie, Martin Vial, le patron de l’Agence des participations de l’Etat, et Pascal Faure, responsable de la Direction générale des entreprises, ont plaidé pour l’apport à Alstom de la signalisation de Thales, plus rentable que la fabrication de locomotives. Mais cette initiative pourrait soulever un conflit d’intérêt, Martin Vial étant administrateur de Thales et Pascal Faure administrateur d’Alstom depuis juillet… De plus, jamais au conseil de Thales les représentants de l’Etat n’ont évoqué cette hypothèse. Au contraire, c’est à l’unanimité que les décisions stratégiques ont été approuvées.

L’acquisition de la division transport de Thales permettrait à Alstom de devenir numéro un mondial de la signalisation

Défendu par Patrick Kron, l’ancien PDG d’Alstom, puis par son successeur, Henri Poupart-Lafarge, l’acquisition des activités transport de Thales permettrait de faire du groupe le numéro un mondial de la signalisation, devant Siemens, et de dépasser la barre des 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre 6,9 milliards réalisés l’an dernier.

Historiquement, Alstom et Thales ont développé leur système de signalisation de manière très distincte. Le premier en s’appuyant sur son expertise dans les trains, le second en exploitant son savoir-faire en matière de développement logiciel. Les deux entités seraient dès lors complémentaires.

Les pouvoirs publics calment le jeu

Ensemble, ils représenteraient près d’un quart du marché mondial de la signalisation, en hausse de près de 5 % ces deux dernières années. Avec l’urbanisation croissante et la pression démographique, les besoins d’automatisation des métros existants ou de nouveaux métros, ainsi que l’augmentation des cadences ferroviaires sur les lignes installées, souvent saturées, sont immenses. Selon l’Unife, l’association européenne des constructeurs du secteur, le marché des systèmes de contrôle est passé de 12 à 14 milliards d’euros de chiffre d’affaires entre 2013 et 2015 et devrait encore croître de 2,9 % par an d’ici à 2021. Les marges dans cette activité sont deux à trois fois plus importantes que dans la construction de trains.

« Après avoir transféré à l’Etat le problème de la fermeture de Belfort, Alstom tente de faire de même pour la signalisation ferroviaire », note un observateur. Mais au niveau des pouvoirs publics, tout est fait pour calmer le jeu. Il ne faut pas remettre en cause le choix stratégique de Thales, le risque étant de faire voler en éclats le pacte d’actionnaires noué avec Dassault Aviation. L’Elysée, tout comme la défense, est contre cette opération, partageant les arguments de Patrice Caine. Bercy s’y est aussi finalement rangé, estimant désormais que cette opération n’est pas d’actualité.

En outre, pas question d’en rajouter en cette période préélectorale, le dossier Alstom Belfort étant déjà très difficile à gérer. C’est ce qu’à pourtant tenté de faire Arnaud Montebourg. Dans une lettre publiée le 26 septembre, l’actuel candidat à la primaire de la gauche pour l’élection présidentielle suggérait déjà cette solution pour « sauver » Alstom des griffes de CRRC, le géant chinois du transport ferroviaire avec qui Thales a signé un accord commercial cet été.

Lire aussi la chronique de Philippe Escande : Thales : Montebourg et le populisme industriel

« Le rapprochement d’Alstom et Thales Transport, c’est une arlésienne, glisse une source au sommet de l’Etat. Il achoppe aujourd’hui surtout sur des questions d’ego. Pour y arriver, il faudrait d’abord qu’Alstom et Thales démontrent qu’ils peuvent coopérer sur divers sujets, par exemple sur le train digital du futur. Aborder le sujet de front en parlant d’une cession de Thales à Alstom, cela ne passera pas. Les dirigeants des deux entreprises n’arrivent pas à se parler sereinement. »