Des membres de la réserve opérationnelle du camp de La Courtine, le 25 octobre. | Thierry Laporte pour LE MONDE

C’est un immense hangar où s’alignent Rangers et treillis derrière un long comptoir. On y entre en civil, on en sort en soldat. En apparence tout au moins. La mue ne prend qu’une demi-heure, le temps d’enlever un à un ses vêtements et de revêtir l’uniforme camouflage.

Au premier jour de leur formation comme réservistes de l’armée de terre, en ce début de vacances de la Toussaint, cinq jeunes filles attendent en petite tenue, frigorifiées, dans l’entrepôt d’Angoulême (Charente). Elles font partie des 118 volontaires qui s’apprêtent à rejoindre le camp militaire de La Courtine (Creuse) pour une expérience pilote de formation militaire initiale des réservistes (FMIR), regroupant, pour la première fois, des régiments venus de toute la France. L’armée l’a mise sur pied pour répondre aux nouveaux objectifs de recrutements – son vivier de réservistes doit grimper de 28 000 à 40 000 d’ici à 2019 – et tester un nouveau modèle de formation, qu’elle espère moins coûteux et plus efficace.

A La Courtine, les volontaires, âgés sauf exception de 17 ans à 35 ans, ont treize jours pour apprendre le fonctionnement et la discipline de l’armée, les gestes qui sauvent, manier une arme, tirer et passer, in fine, du statut de civil à celui de militaire de réserve.

« Un monde tellement à part »

Pour certains, la transition est brutale. Loïc, 19 ans, jette des regards interrogateurs autour de lui. En moins de deux heures, ce lycéen de l’île d’Oléron (Charente-Maritime) s’est retrouvé en treillis avec un fusil Famas et un masque à gaz entre les mains. « Ça fait bizarre, confie-t-il. C’est un monde tellement à part… En plus je viens d’un lycée relax où on tutoie les profs. Je ne m’attendais pas à avoir une arme aussi tôt. Je ne réalise pas qu’elle est vraie. »

Dans le groupe, d’autres volontaires sont plus à l’aise, déjà familiers du milieu militaire, voire décidés à s’engager plus tard dans l’armée active. Antonin, 18 ans, endosse son nouvel uniforme sans difficulté. « J’attendais ça depuis longtemps », souffle-t-il. Ce lycéen d’Angoulême (Charente) est venu contre l’avis d’une partie de sa famille. « Mon cousin et mon frère ne comprennent pas qu’on puisse s’engager dans l’armée, même comme réserviste. Pour eux, ça fait un peu facho », raconte-t-il.

Ici, chacun arrive avec son histoire, parfois compliquée, et des comptes à régler : l’un veut prouver à son père, ancien militaire, qu’il « est un homme » ; une autre, qui aspire à devenir photographe de mode, souhaite montrer à sa famille qu’elle n’est « pas qu’un physique et une princesse » ; un troisième y voit le moyen de « reprendre confiance en [lui] » après avoir été harcelé au collège.

Au-delà des défis personnels, presque tous disent s’être engagés en raison des attentats qui frappent la France depuis 2015. « Entre nous, on les appelle “la génération Charlie Hebdo, raconte l’adjudant Jérôme, initiateur de tir au combat (pour raisons de sécurité, aucun nom ne peut être divulgué). Les attentats ont eu l’effet d’un électrochoc pour ces jeunes. Ils se disent qu’avec la réserve, ils vont peut-être pouvoir devenir acteurs face au terrorisme. »

Les mêmes mots reviennent dans la bouche des jeunes réservistes : « Aider », « protéger la population », « servir », « être utile » et « soulager les militaires » professionnels, sursollicités entre leurs missions à l’étranger et l’opération « Sentinelle » en France.

« Je n’aurais jamais cru être là, un jour, en treillis, s’étonne Mégane, assistante-vétérinaire de 22 ans, en regardant son uniforme et son attirail. C’est vraiment à cause des attentats. Le déclic, c’est le 13-Novembre. J’étais en larmes. Je me suis dit : “Il faut le faire payer à ceux qui nous ont attaqués et protéger les gens”. » Quentin, un lycéen venu d’Orléans, a lui aussi décidé de s’engager dans la réserve « à cause des événements » : « J’ai vu la photographie de l’intérieur du Bataclan avec les cadavres, raconte-t-il. Ça m’a donné la rage que des innocents meurent comme ça. »

Signe des temps, le vocabulaire a changé. « Il y a encore deux ans, quand les militaires demandaient aux jeunes, lors de leur journée défense et citoyenneté, ce qui pourrait déclencher leur engagement à servir la France, ils répondaient le maintien de la paix. Désormais, c’est la lutte contre le terrorisme” », explique un officier supérieur. Aux yeux de cette génération qui n’a connu ni la guerre ni le service militaire, le temps de la paix semble révolu, et l’engagement militaire nécessaire. « Les civils ne s’en rendent pas compte, mais la France est en guerre », assure Quentin, 17 ans.

Si les attentats ont suscité une augmentation des candidatures, selon le ministère de la défense – lequel tarde toutefois à donner des chiffres –, ils ont également modifié le profil des réservistes, qui ont rajeuni de façon spectaculaire. Sur les 118 stagiaires de La Courtine, 45 % ont moins de 20 ans.

Dans le camp perdu au milieu de la forêt, sur le plateau de Millevaches, la motivation des volontaires est rapidement mise à l’épreuve. Réveil au son du sifflet, à 5 h 30, pour aller nettoyer les toilettes et les lavabos avant le petit déjeuner. A 7 h 45, il fait encore nuit quand ils chantent La Marseillaise sur la place d’armes, face aux collines, les mains rougies par le froid.

Investissement fragile

« Je ne vous cache pas que le stage va être dur et long, parce que vous avez beaucoup de choses à apprendre, les prévient le capitaine Amaury, chef des stagiaires de la FMIR. Mais vous sortirez de là plus forts. » Il enchaîne par un tonitruant « Ho ! » en guise de « garde à vous » – cent treillis se redressent aussitôt – suivi d’un sobre « repos ». Les activités de la journée commencent, intenses, jusqu’à l’extinction des feux, à 23 heures.

A l’affût de la moindre baisse de moral, les formateurs couvent leurs réservistes. Ils sont conscients de leurs sacrifices – renoncer à une partie des vacances et des week-ends pendant toute la durée du contrat, de un an à cinq ans. Ils savent surtout que ces volontaires sont devenus précieux pour soulager le fardeau des militaires, mais que leur investissement reste fragile.

Au bout de trois jours, six stagiaires ont déjà abandonné. Parmi eux, Alicia, 17 ans, qui cherche un emploi depuis deux ans. « Ma famille me manque trop et c’est trop dur, confie-t-elle en grelottant dans sa veste kaki. Je voulais entrer dans l’armée pour calmer mon impulsivité mais plus on me donne des ordres, plus ça m’énerve, et je pète un plomb. » Elle n’a encore rien dit à sa famille de peur de décevoir son père, ancien militaire.

Pour les formateurs, issus de l’armée active ou eux-mêmes réservistes, ces départs sont des « échecs », « du temps et de l’argent gâchés ». Ils s’attendent à d’autres abandons lors des séances de tir à balles réelles, six jours après le début de la formation. Une étape clé. « Le tir, c’est le cap, le passage du virtuel au réel, affirme le commandant Sébastien, en charge du suivi de l’instruction des réservistes. Avant, ils sont habillés en vert, mais ils ne sont pas encore militaires. Après, oui. Certains vont avoir envie de continuer, d’autres non. »

L’appréhension intervient parfois plus tôt encore. Depuis qu’elle doit porter son Famas, Chloé, 17 ans, dit « lutter contre ses démons ». « J’ai l’impression d’être une machine de guerre, alors que je veux apporter la paix. Pour l’instant, mon arme me rappelle les terroristes. » Les formateurs sont habitués à ces réticences. L’un d’eux résume : « On dit à ceux qui veulent abandonner après le tir : “Si tu as surmonté ça, tu as fait le plus dur. Tu as franchi la première étape pour devenir un soldat”. »

Ces jeunes réservistes sont-ils prêts à franchir les autres ? « J’ai peur que ce soit un engagement un peu bobo, ou parce que c’est la mode, avance Alexandre, chef de groupe. Est-ce que ces jeunes comprennent vraiment ce que ça implique ? S’il y a un conflit, ils peuvent être appelés. Pendant une ronde Sentinelle, ils peuvent être pris pour cible. Est-ce qu’ils sont prêts à donner leur vie pour la France ? C’est une vraie question. »

Cinq mesures pour recruter en masse

Regroupées depuis le 12 octobre sous le terme « garde nationale », les réserves opérationnelles de l’armée, de la police et de la gendarmerie doivent passer d’un vivier de 63 000 à 85 000 personnes en 2018, dont 9 250 déployées chaque jour sur le terrain. Cinq mesures sont mises en œuvre pour recruter massivement. Le permis de conduire sera financé à hauteur de 1 000 euros si le réserviste de moins de 25 ans le passe pendant son contrat. Il touchera aussi une allocation mensuelle de 100 euros s’il est étudiant et qu’il s’engage pour cinq ans. Une prime de 250 euros sera versée en cas de renouvellement de contrat pour trois à cinq ans, et les réservistes bénéficieront de « passerelles institutionnelles vers les métiers de la sécurité privée ». La dernière mesure cible les entreprises afin de faciliter l’engagement des salariés grâce à une réduction d’impôt. Coût total de ces mesures : 12 millions d’euros.