Les Etats africains ayant fait part, en octobre, de leur intention de quitter le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) ont notamment invoqué la critique postcoloniale d’une justice de « Blancs » ne visant que des Africains. Neuf des dix situations actuellement sous enquête ont effectivement eu lieu en Afrique : en République démocratique du Congo (RDC), en Ouganda, en Centrafrique (RCA) deux fois, au Soudan, au Kenya, en Libye, en Côte d’Ivoire et au Mali. Cependant, le bureau du procureur procède aussi à des examens préliminaires en Afghanistan, en Colombie, en Palestine et en Ukraine, sur l’intervention militaire britannique en Irak, sur des navires immatriculés en Grèce et au Cambodge, et il a ouvert une enquête sur une situation en Géorgie.

Faisant fi de cette diversité, la critique, comme toutes celles de type « deux poids, deux mesures », semble appliquer le principe du « tout ou rien », supposant que, puisque la CPI ne fait rien ailleurs (ce qui est faux), elle ne devrait rien faire en Afrique. Pourtant, ce n’est pas parce que d’autres crimes de masse sont commis ailleurs que ceux commis en Afrique devraient rester impunis. En outre, l’argument pourrait être inversé : l’afrocentrisme n’est pas un parti pris contre l’Afrique, mais en faveur des victimes africaines, qui sont quasiment les seules à avoir reçu l’attention de la Cour. Pourquoi ?

Des causes objectives

Il y a d’abord des causes objectives. Depuis l’entrée en vigueur de la Cour en 2002, c’est sur le continent africain qu’a eu lieu la plus grande concentration de crimes relevant de sa compétence (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre). Ce n’est pas dire qu’il n’y en a pas ailleurs, mais qu’une situation attirant l’attention du procureur est statistiquement plus susceptible d’être africaine. Le grand nombre d’Etats africains au Statut de Rome (34, le contingent le plus important de l’Assemblée des Etats parties) explique également que le continent soit plus exposé aux poursuites.

Une autre raison est le principe de complémentarité : la CPI ne peut intervenir que si une procédure judiciaire n’est pas déjà engagée, « à moins que cet Etat n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement l’enquête ou les poursuites » (art. 17 § 1a du Statut de Rome). Or, sans même parler de leur volonté, de nombreux Etats africains sont dans l’incapacité de mener ces poursuites. Dans le Fragile State Index 2016, dont la capacité judiciaire est l’un des critères, tous les Etats actuellement visés tombent dans les catégories « Very High Alert » (RCA, Soudan), « High Alert » (Côte d’Ivoire, RDC) ou « Alert » (Kenya, Libye, Mali, Ouganda).

Ce sont les Etats africains qui ont « africanisé » la CPI

L’afrocentrisme s’explique également par des décisions subjectives. Sur les neuf situations africaines, le procureur ne s’est auto-saisi qu’une seule fois (Kenya) et seulement après que la Commission d’enquête kényane lui a envoyé des noms ; et le Conseil de sécurité des Nations unies n’a saisi la Cour que deux fois (Soudan et Libye), toujours avec le soutien des Etats africains au sein du Conseil. Dans tous les autres cas, ce sont des Etats africains qui ont saisi la Cour, espérant l’utiliser pour se débarrasser d’une opposition sur leur territoire.

Non seulement ils ne l’ont jamais saisie que pour des situations africaines, alors qu’ils étaient libres d’attirer l’attention du procureur sur n’importe quel autre continent, mais ils ne l’ont même jamais fait que pour des situations dans leur propre pays (Ouganda, RDC, Côte d’Ivoire, Mali, RCA, Comores et Gabon). En d’autres termes, les Etats africains sont centrés non seulement sur l’Afrique, mais sur eux-mêmes. En voulant instrumentaliser la CPI, ils l’ont africanisée.

Partition du populisme

S’ils étaient sincèrement préoccupés par l’afrocentrisme de la CPI, ils auraient saisi la Cour de situations non africaines, et davantage soutenu les tentatives de saisir le Conseil de sécurité de situations non africaines (la Syrie, par exemple). Que la Cour ne s’intéresse qu’à des Africains ne dérangeait guère les chefs d’Etat du continent tant que celle-ci n’agissait qu’à leur initiative et contre leurs ennemis. Ce n’est que lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à eux (Omar Al-Bachir en 2009, Mouammar Kadhafi en 2011, Uhuru Kenyatta en 2012) que l’Union africaine (UA) a réagi contre l’intérêt des victimes. Les crimes de masse concernant en premier lieu la population, il serait d’ailleurs logique que les dirigeants qui souhaitent se retirer du Statut de Rome consultent leur population par voie de référendum, sous l’œil attentif d’observateurs de l’UA.

En réalité, la fronde actuelle a moins à voir avec le néocolonialisme qu’avec l’égoïsme d’une poignée de dirigeants ayant des raisons de croire qu’ils pourraient à leur tour intéresser la CPI. Ils jouent la partition du populisme anticolonialiste pour mieux dissimuler leur crainte. Au peuple de ne pas se laisser instrumentaliser !

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM).