Cette semaine, Jean-Pierre Léaud se fait souverain absolutiste agonisant, Oliver Stone s’empare de l’histoire d’Edward Snowden, Park Chan-wook, enfant terrible du cinéma de genre sud-coréen, s’assagit et Apichatpong Weerasethakul est à l’honneur à Paris. Quatre bonnes raisons d’aller au cinéma.

L’ESPRIT DE SADE DANS UN GRAND MANOIR JAPONAIS DE STYLE VICTORIEN : « Mademoiselle », de Park Chan-wook

MADEMOISELLE Bande Annonce VOSTFR (2016)
Durée : 01:47

On connaissait jusqu’alors Park Chan-wook comme l’enfant terrible du cinéma de genre sud-coréen, dont le style en perpétuelle surchauffe jonglait frénétiquement avec la violence emphatique et le grotesque régressif. Mais si son cinéma s’est souvent montré aussi étonnant qu’épuisant, c’est que reposait sous son fatras un talent palpable, qui ne demandait sans doute qu’à être canalisé. Mademoiselle, présenté en compétition à Cannes, dont il est reparti avec une récompense technique, accomplit ce prodige et marque, à la suite de son excursion américaine (Stoker, 2013), un véritable point d’inflexion dans sa carrière.

Il le doit, d’abord, à son ancrage dans la fiction historique, qui semble avoir quelque peu calmé ses ardeurs, mais surtout à son inscription dans une certaine tradition du cinéma coréen, à savoir le film de domesticité, dont le succès rarement démenti, du moins sur le plan local, remonte à la célèbre La Servante, de Kim Ki-young (1960).

D’un postulat scénaristique passablement complexe, où chacun déguise ses intérêts sous une fausse identité, le récit ne cessera par la suite d’organiser des renversements spectaculaires dans les rapports mouvants qui lient les personnages. Le décor baroque du manoir où il se déroule, sorte de dédale monstrueux avec son mélange de styles anglais et japonais, est filmé comme une immense maison de poupée, avec ses parois coulissantes, ses machineries infernales et ses pièces secrètes.

Ce palais, sorte de temple phallique, est conçu comme une prison de femmes pour le bon plaisir des hommes, et il ne faudra rien moins que le partenariat saphique d’Hideko et Sookee pour espérer en sortir. Le désir masculin, d’essence carcérale, est battu en brèche par l’hypothèse féministe jouisseuse et l’érotisme spontané qu’invente le film.
Mathieu Macheret

Film sud-coréen de Park Chan-wook avec Kim Min-hee, Kim Tae-ri, Ha Jung-woo, Cho Jin-woong (2 h 25).

LÉAUD FAIT RAYONNER LES DERNIERS FEUX DU ROI SOLEIL : « La Mort de Louis XIV », d’Albert Serra

LA MORT DE LOUIS XIV d'Albert Serra - Bande-annonce
Durée : 01:38

L’affaire Serra, il faut le croire, est entendue. Indifférente au plus grand nombre, elle agite un cénacle d’admirateurs fiévreux, que d’aucuns assimilent cruellement à autant de snobs pâmés annonçant à chaque opus le nouveau chef-d’œuvre du jeune maître (41 ans). L’impétrant, qui se promène en toute saison en costume et bagues aux doigts, vaut pourtant mieux que ce dédain, dès lors qu’on peut également le considérer comme le plus aristocratique, saugrenu et pince-sans-rire des Catalans depuis la disparition de Salvador Dali, qui est d’ailleurs son modèle avéré.

Son art, lui, ne varie guère. Il s’agit de s’emparer d’un grand mythe et de le mettre à l’épreuve du cinéma, en le soumettant à la trivialité du monde. Tout cela fonctionne avec une caméra DV, des acteurs non professionnels, un goût du physique hors norme et du chuchotis, un minimalisme catégorique, beaucoup de lenteur, des plans confinant au défi. Le tout est relevé d’une pointe de grotesque, d’un brin d’humour absurde qui vibre comme un souffle dans la composition picturale vers laquelle tend l’œuvre d’Albert Serra.

A partir de quoi il vous sera loisible d’apprécier ou pas cette Mort de Louis XIV, huis clos baroque et crépusculaire constitué de tableaux pourpres et murmurés, récit solennel et emperruqué de la longue agonie du plus grand et plus puissant roi de France, tableau féroce d’un souverain absolutiste irradiant la lumière, ramené ici à la gangrène qui lui dévore les jambes, l’alite et le noircit. Sous le regard impuissant d’une armée de médecins incompétents et d’une cour qui applaudit avec des mines quand sa majesté parvient à manger un « biscotin ».

Tout cela, pourtant – là tient le paradoxe du film –, se joue non sans beauté ni sans grandeur. C’est naturellement ici que le sujet Louis XIV rejoint celui du cinéma, pas seulement parce que Serra serait le plus mégalomane des cinéastes. Plutôt parce que Louis fut le plus metteur en scène des rois, que sa vraie puissance émanait de ce talent de représentation de sa propre puissance. Il fallait donc aussi qu’Albert Serra marque une exception dans sa méthode, en embauchant un acteur professionnel pour jouer ce rôle en majesté. Ce fut Jean-Pierre Léaud, le roi parmi les acteurs, la pure et auratique présence qui dispense jusque dans ce rôle plutôt ingrat la grâce de sa propre éternité.
Jacques Mandelbaum

Film français, espagnol et portugais d’Albert Serra avec Jean-Pierre Léaud, Patrick d’Assumçao, Marc Susini, Jacques Henric (1 h 55).

UN HÉROS UN PEU TROP DISCRET (POUR SON METTEUR EN SCÈNE) : « Snowden », d’Oliver Stone

Snowden - Bande-annonce VOST officielle HD
Durée : 01:57

A 25 ans, Alexandre le Grand prenait Babylone. A 29 ans, Edward Snowden prenait l’avion pour Hongkong. Pour un cinéaste, et surtout pour Oliver Stone, passer de l’un à l’autre nécessite quelques ajustements. Depuis Salvador (1986) et jusqu’à Savages (2012), Stone s’est fait le peintre de la démesure, au risque de l’emphase et du ridicule. Aujourd’hui septuagénaire, l’ex-enfant terrible de Hollywood a tourné son regard vers un héros moderne qui ne présente aucun des traits habituels de ses personnages. Edward Snowden n’est ni ambitieux ni avide. C’est un jeune homme ordinaire qui a pris une décision extraordinaire, en abandonnant travail, famille et patrie pour rendre public un secret dont il était le détenteur accidentel.

L’intérêt et la limite de Snowden, le film de fiction qu’Oliver Stone a tiré de cet épisode, tiennent aux efforts exercés par le réalisateur pour respecter la modestie de son sujet. Pas d’hyperbole, pas de violence, pas de lutte de pouvoir, rien que le cheminement intérieur d’un jeune technocrate. L’autodiscipline dont fait preuve Stone force le respect, mais ce mode de narration n’est pas le sien, et Snowden ne trouve jamais le juste rythme, la dimension qui conviendrait à son insaisissable héros. Reste un récit minutieux, qui ne prend que le minimum de libertés avec les faits en s’appuyant avant tout sur la performance mimétique de son interprète principal, Joseph Gordon-Levitt.
Thomas Sotinel

Film américain, allemand et français d’Oliver Stone avec Joseph Gordon-Levitt, Shailene Woodley, Melissa Leo, Zachary Quinto, Rhys Ifans (2 h 15).

DES LUCIOLES DANS LA JUNGLE : « Intégrale Apichatpong Weerasethakul », au Champo

Poète somnambule dont les visions langoureuses et pop enchantent depuis la fin des années 1990 les paysages de la jungle thaïlandaise et des petites villes provinciales alentour, Apichatpong Weerasethakul est à l’honneur à Paris, dans le cadre du festival d’Automne. Tandis que le Théâtre des Amandiers accueille sa performance Fever Room (créée à l’Asian Arts Theatre de Gwangju en Corée, en 2015), le cinéma Le Champo organise une rétrospective de ses films et vidéos. Depuis ses premiers courts-métrages jusqu’à Cemetery of Splendor, son dernier long-métrage en date, en passant par Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, qui lui valut, en 2010, la Palme d’Or au festival de Cannes, ses films dansent sur une ligne de crête où se rencontrent la tradition documentaire des frères Lumière et la veine illusionniste de Méliès, un certain primitivisme esthétique et une délicate sophistication formelle, les légendes populaires ancestrales et les signes les plus contemporains de la culture pop…

Creusant inlassablement un même terreau où le climat tropical, la maladie, le soin, distillent un désir diffus et languide sous les ramures frémissantes d’une végétation luxuriante, ils nouent des intrigues autour de personnages sans histoire, de gentils fantômes et de créatures légendaires. Vaporeuses et sensuelles, elles viennent apaiser une violence politique jamais désignée comme telle, mais dont les signes affleurent secrètement, parés d’une fascinante beauté. Dans le cadre de cette rétrospective, l’historien du cinéma Antoine de Baecque animera une série de rencontres autour des films, dont une avec le cinéaste lui-même, le 4 novembre, à 20 heures.
Isabelle Regnier

Nanterre Amandiers, Centre dramatique national, 7, avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex. Du 5 au 13 novembre. Plusieurs représentations par jour. Durée : 1 h 20.

Le Champo, Espace Jacques Tati, 51, rue des Ecoles, Paris 5e. Tél. : 01-43-29-79-04.