Des manifestants tenant des exemplaires du quotidien Cumhuriyet, à Istanbul, le 1er novembre. | OZAN KOSE/AFP

Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées, mardi 1er novembre, rue Istiklal, dans le quartier populaire de Sisli, à Istanbul, aux abords du siège du quotidien d’opposition Cumhuriyet, devenu l’un des derniers vestiges de la liberté de la presse depuis l’arrestation, le 31 octobre, de douze de ses collaborateurs.

Toujours en garde à vue, le rédacteur en chef, Murat Sabuncu, le chroniqueur Aydin Engin, l’écrivain et journaliste Kadri Gürsel, le caricaturiste Musa Kart et huit autres sont accusés de double collusion avec les « terroristes », ceux du mouvement du prédicateur musulman Fethullah Gülen (décrit comme l’instigateur du coup d’Etat manqué du 15 juillet), tout comme les séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie).

Au moment de son arrestation lundi, le dessinateur Musa Kart, poursuivi à plusieurs reprises pour avoir croqué le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a résumé ainsi l’absurdité de la situation : « Pendant des années, j’ai essayé de transcrire ce que nous vivons dans ce pays sous la forme de caricatures, aujourd’hui il me semble que je suis entré dans l’une d’elles. »

Rue Istiklal, la police a bouclé le périmètre, un camion à eau a été installé face aux manifestants. « Si tu te tais, tu seras le prochain », scande la foule, composée pour l’essentiel de quinquagénaires. Lecteurs assidus ou non, journalistes, artistes, militants des droits de l’homme, tous défendent les valeurs de la République laïque fondée par Mustafa Kemal, dit Atatürk, en 1923. Ils sont déterminés – « nous ne plierons pas » –, mais leur voix est assourdie par le vacarme médiatique venu du camp islamoconservateur.

« Ici, c’est le peuple qui décide où est la ligne rouge »

Dès mardi, la presse progouvernementale a entrepris un vaste lynchage médiatique contre Cumhuriyet (en turc, « République »). « La République de qui ? Celle des porte-parole de FETO [mouvement des partisans de Fethullah Gülen], des soutiens du Parti des travailleurs du Kurdistan, des adulateurs de l’Occident », titrait le quotidien Aksam. « Opération contre la forteresse de la terreur », renchérissait le quotidien Gunes en montrant une photo du siège de Cumhuriyet.

L’exécutif, qui gouverne par décrets depuis l’imposition de l’état d’urgence le 20 juillet, fait fi des critiques internes et encore plus de celles venues de l’étranger. En réponse à Martin Schulz, le président du Parlement européen, qui avait qualifié lundi de « ligne rouge » l’opération de police menée contre Cumhuriyet, le premier ministre, Binali Yidirim, a déclaré mardi : « Nous n’avons rien à apprendre de vous en matière de liberté de la presse, ici, c’est le peuple qui décide où est la ligne rouge. »

Selon le porte-parole du gouvernement, Numan Kurtulmus, les journalistes arrêtés ne l’ont pas été en tant qu’« écrivains », mais parce qu’une enquête est en cours « autour de la Fondation » propriétaire du titre : « L’enquête a été ouverte par le parquet d’Istanbul le 18 août, on en verra bientôt les suites. »

La rédaction de Cumhuriyet, tient bon, mais l’inquiétude est palpable. « Nous allons continuer à publier coûte que coûte, on ne nous fera pas taire aussi facilement. Nous craignons que d’autres opérations n’aient lieu contre le journal », explique Ayse Yildirim. L’édition de mardi matin porte le fer contre le gouvernement islamo-conservateur : « Le nationalisme turc, le sectarisme sunnite passent comme un rouleau compresseur sur la société », écrit le chroniqueur et économiste Ahmet Insel.

« Erdogan a déclaré unilatéralement son régime présidentiel »

Dans sa chronique, Can Dündar, l’ancien rédacteur en chef, condamné en avril 2016 à cinq et dix mois de prison pour ses écrits et exilé en Allemagne depuis, s’en prend au président Erdogan : « Vous ne voulez pas qu’on vous rappelle vos relations privilégiées de jadis avec Fethullah Gülen. Vous ne voulez pas qu’on démontre que votre politique étrangère est embourbée, qu’on évoque vos sales opérations et aussi votre stratégie de guerre qui ramène le pays au désastre, vous ne voulez pas que tout cela soit dit. Bien sûr, vous avez acheté la plupart des médias, seul Cumhuriyet vous résiste. »

Outre les descentes de police à la rédaction et aux domiciles des journalistes, deux agences, dix journaux et trois magazines, tous prokurdes, ont été fermés lundi, portant à 170 le nombre de médias bannis sur décision du gouvernement. La plupart sont loin d’être des porte-voix du PKK ou des gülénistes, mais sont de simples voix alternatives. Mais l’époque est à la pensée unique, « au régime de l’homme unique », résume une retraitée rencontrée au rassemblement.

« Aujourd’hui est un jour important, car il y a quatre-vingt-treize ans, la dynastie ottomane tombait. Or, depuis cette date, certains ne l’ont jamais digéré, et ils essaient de la remettre en place », clame le député Baris Yardas, du Parti républicain du peuple (CHP, le vieux parti d’Atatürk) pour Istanbul. Tout le monde comprend que le président Recep Tayyip Erdogan, avide de graver dans le marbre de la Constitution son projet d’« hyperprésidence », veut en finir avec les principes de la République (laïcité, régime parlementaire, ouverture sur l’Occident) pour imposer sa marque sur l’Histoire, à égalité avec Atatürk.

Les nouveaux décrets de l’état d’urgence ont été publiés samedi 29 octobre, jour du 93e anniversaire de la fondation de la République. Ils ouvrent la porte à un nouveau limogeage de 10 000 fonctionnaires (100 000 ont déjà été limogés depuis le 15 juillet) et signent la fin de l’élection des recteurs d’université (dorénavant nommés par le président).

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De nouvelles entraves ont été mises à l’exercice du métier d’avocat. Selon les dernières dispositions, leurs conversations seront enregistrées avec leurs clients soupçonnés de terrorisme, et le juge pourra priver le prévenu des visites de son avocat pendant six mois s’il le juge nécessaire.

« Erdogan a déclaré unilatéralement son régime présidentiel. Il est habile, il sait que la gauche turque est divisée, aussi il utilise cette faille à son profit. Il utilise le climat de l’après-putsch pour se débarrasser de toute forme d’opposition », résume Bedri Baykam, artiste peintre et galeriste connu sur la place d’Istanbul.

Devant le siège du quotidien « Cumhuriyet », à Istanbul, le 1er novembre. | MURAD SEZER/REUTERS