Il est certaines notions de contestation qu’en Afrique du Sud on se repasse de générations en générations, un peu comme des recettes secrètes de cuisine familiale, pour faire vaciller les pouvoirs. L’une d’entre elle s’énonce à peu près ainsi : espérer être entendu, écouté, voir respecté quand on manifeste dans la rue exige un peu de brusquerie bien dosée (ne pas hésiter à brûler une poubelle ou un pneu), le tout accompagné de musique et de danses pour rendre le moment plus fusionnel et l’ensemble visuellement plus fort. Cela s’appelle le toy toy, culture des townships forgée dans les années de lutte contre l’apartheid. Aujourd’hui, on « toy-toye » sérieusement dans la capitale sud-africaine.

Les rues de Pretoria, ce mercredi 2 novembre, appartiennent aux militants vêtus de rouge de la tête aux pieds de la formation de Julius Malema, les Economic Freedom Fighters (« combattants pour la liberté économique », EFF). EFF se présente comme un mouvement d’extrême gauche, dissident de l’ANC, parti au pouvoir jugé, en gros, « racial traître ». Julius Malema se propose de briser la misère, les inégalités, les faux-semblants de l’Afrique du Sud post-aparthied par des mesures radicales (nationaliser les terres, les mines, les banques). Mais aujourd’hui, l’heure n’est pas aux discussions de programme. Les militants d’EFF ont un mot à la bouche, simple et net comme un coup de cutter : « Zuma doit partir ! » On le crie, on le chante, on le hurle, on le proclame, et on avance, dans les rues. L’Afrique du Sud, on le voit une nouvelle fois, est un pays dans lequel la liberté a un sens. Et, partant, où les mots aussi en ont un. Il n’est pas négligeable que des gens habillés de rouge écarlate défilent dans la capitale pour réclamer la démission du chef de l’Etat qui, en général, feint de trouver toute cette forme d’agitation du plus haut comique.

Cela n’enlève rien au fait que le président sud-africain, Jacob Zuma, est engagé dans une lutte politique à mort. Or, avec sa garde rapprochée, il a donné ces derniers temps l’impression de céder face à une nouvelle offensive politique, dont l’objet est précisément de le pousser dehors, de l’amener à démissionner. La campagne est menée conjointement par des partis d’opposition que tout d’habitude sépare (comme par exemple EFF et l’Alliance démocratique, dont le noyau est constitué par la classe moyenne blanche, qui avait annoncé sa propre manifestation mais a prudemment fui les rues incertaines), rejoints par un nombre croissant de voix au sein de l’ANC.

Bleus de chauffe rouges

Se joue ce mercredi un nouvel épisode de cette guerre au ralenti, dont l’issue est difficile à prévoir : Zuma sera-t-il chassé du pouvoir ? Va-t-il monter une contre-offensive et neutraliser ses ennemis ? Va-t-il laisser glisser les événements et rebondir ? En jeu, une décision de justice visant à déterminer si un rapport explosif sur la « capture de l’Etat » (au sens de mainmise criminelle) peut être rendu public. Le texte a été compilé par l’ancienne protectrice de l’Etat, Thuli Madonsela. Son objet est d’analyser de manière détaillée les dérives du pouvoir de Jacob Zuma à travers son association avec une famille d’origine indienne, les Gupta, qui aurait réalisé à travers lui des opérations pour s’enrichir. Le feuilleton Gupta est plus suivi en Afrique du Sud qu’aucune fiction à la télévision. Ce rapport, c’est de la dynamite, et Jacob Zuma a tout fait pour empêcher sa publication. Puis, soudain, voilà, ce mercredi, la Haute Cour de Pretoria annonce que le texte sera rendu public en fin d’après-midi, malgré les efforts des proches du président et du président lui-même à le bloquer par des artifices judiciaires, avant d’y renoncer ce matin même.

Pendant ce temps, les militants EFF sillonnent les rues en « toy-toyant » gaiement. On dirait qu’un typhon a été annoncé : les habitants se sont enfermés à double tour, les magasins ont baissé leurs rideaux de fer et sans doute caché la clef. C’est déjà une belle petite victoire pour le mouvement de Julius Malema. Le petit homme habillé de rouge inspire une monumentale trouille, voilà déjà une forme de pouvoir. De plus, ce mercredi est le jour où jamais pour tenir le centre de la capitale sud-africaine, habituellement aussi maussade que son architecture brutalo-dépressive.

Les grappes de militants de l’EFF convergent vers la place centrale, solennelle comme un groupe de juges prononçant une condamnation à perpétuité. Immeubles bruns, statue de Paul Kruger attirant sur son chapeau de bronze des myriades de pigeons avec d’évidents problèmes intestinaux. Il y a des stands improvisés pour vendre des tee-shirts, des pantalons, des bleus de chauffe rouges, des chaussettes, des bandeaux, des chapeaux à l’effigie du mouvement, des bonbons, des cigarettes, des saucisses, du pap (polenta de maïs). Il y a des jeunes en bandes qui se marrent, se draguent, se prennent en photo avec des inconnus en faisant semblant de s’enlacer. Ils viennent ceux-là, par exemple, d’une petite ville de la province du Nord-Ouest, ils sont à Johannesburg depuis une semaine, sont de toutes les manifestations, les réunions, ont à peine dormi sur des coins de canapé dans des appartements bondés. Ils sautent en l’air quand le camion-sono de l’EFF (devise : « La révolution en mouvement ») branche le son, et qu’un type inconnu prend le micro pour annoncer : « Le président Zuma va démissionner ce soir, à 19 heures très exactement. Je demande à tous les militants de se préparer. Evacuez la place, le président va démissionner à 19 heures. » C’est une blague ou quoi ? Personne ne sait très bien, on décide de l’ignorer (du reste c’est faux, bien entendu). La foule fait comme des vagues, et déjà il y a du neuf, d’autres annonces. Il y a pas mal d’excitation dans l’air. Ce n’est pas tous les jours qu’on tient le centre d’une ville, ce n’est pas tous les jours qu’en tendant l’oreille, on peut avoir l’impression d’entendre craquer un peu le pouvoir en place. Mais ce son, bientôt, est couvert par la musique.

Ambiance de kermesse

Il y a des milliers de comrades de l’EFF dans les rues, pas des dizaines de milliers, et ce n’est pas assez pour remplir tout le centre, alors on a réfléchi à un petit stratagème pour faire nombre : les militants sont dispersés en petits groupes qui occupent exactement toute la largeur d’une rue et se déplacent en chantant, dansant, « toy-toyant ». On tape sur les rideaux de fer, ça fait du bruit, et on sent bien que dans les immeubles, les cœurs se mettent à battre plu vite en entendant ce boucan. On renverse des poubelles, on commence à brûler certains trucs qui tombent sous la main, par-ci, par-là, quelques vitrines volent en éclats, on signale d’ailleurs le pillage d’un magasin d’alcool. Il est vrai qu’il fait chaud, si chaud. Pour une raison incompréhensible, un comrade à l’air énervé s’en prend à une femme qui regarde depuis sa fenêtre, et menace de lui tirer dessus (il n’est pas armé), puis jette, dans une rage emportée par le vent des chansons, une bouteille de bière vie qui rate sa cible.

L’ambiance est encore à la kermesse, rendue juste un peu plus nerveuse par l’idée qu’elle peut dégénérer à tout moment. Pelonomi Cavazzy Maswabi, à un moment, est fatigué de crier « Zuma doit partir ! », alors il va se faire prendre en photo devant le rang des policiers anti-émeutes qui montent la garde devant la grande poste, histoire de garder un souvenir. Le temps est à l’orage. Il y a des groupes qui allongent le pas et prennent la direction de la présidence. Ils ne risquent pas d’y importuner beaucoup le chef de l’Etat : il n’y est pas, parti en visite au Zimbabwe voisin où son homologue, Robert Mugabe, vient d’entreprendre de lancer des « bons d’Etat » qui ressemblent à une nouvelle folie pour emporter le pays dans une inflation destructrice. Le tonnerre gronde, le jour décline. Il va falloir lire les 355 pages du rapport pour savoir quel en sera l’impact sur Jacob Zuma.