Ivan Jablonka, né le 23 octobre 1973 à Paris, est un historien français. | LEA CRESPI POUR "LE MONDE"

« La poésie est chose plus philosophique et noble que l’histoire, car elle dit le général, tandis que l’histoire dit le particulier. » C’est en suivant cet avis aristotélicien que Le Monde a attribué son quatrième prix littéraire au livre d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil, « La librairie du XXIe siècle »), essai de sciences sociales, fondé sur des « fictions de méthode » et explorant les limites de l’humanité par la figure d’une jeune fille transformée en fait divers.

Lire le compte rendu de « Laëtitia ou la fin des hommes » : Sangs d’encre : Jablonka, Liberati, Cobert

Le jury, présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au « Monde des livres » (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, ­Florence Noiville, Frédéric Potet et ­Macha Séry) et aux quatre « coins » du Monde : François Bougon (International), Denis Cosnard (Economie), Clara Georges (« Epoque »), Vincent ­Giret (développement éditorial) et ­Raphaëlle ­Rérolle (« Idées »), a été sensible à la force de ce texte en quête de vérité, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.

Ivan Jablonka, quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur les prix littéraires ?

Ce prix me fait très plaisir. Un historien qui reçoit un prix littéraire, cela peut surprendre. A la fin du XIXe siècle, l’histoire s’est construite contre la littérature, comme si la scientificité exigeait un texte pasteurisé, débarrassé de ses « microbes » littéraires. Aujourd’hui, l’histoire est assez solide, assez forte, pour tenter des expériences. Construire la narration, varier les points de vue, restituer une atmosphère, inventer des formes nouvelles, je ne vois pas en quoi cela contreviendrait aux exigences de la méthode. Ce prix contribue donc à montrer que l’histoire appartient à la littérature contemporaine.

Les sciences sociales, incarnées dans un texte, constituent non seulement une littérature, mais une forme littéraire nouvelle. Ces sciences sociales, je les mobilise toutes au sein d’un même texte : histoire, sociologie, géographie, sciences politiques, anthropologie du quotidien. Mais le point de méthode le plus important pour moi, c’est qu’elles peuvent donner naissance à une littérature (je ne parle pas de fiction). Une possibilité d’écriture s’offre au chercheur et, symétriquement, une possibilité de compréhension s’offre à l’écrivain : je saisis ces deux chances.

La couverture du livre d’Ivan Jablonka, « Laëtitia ». | SEUIL

Quel est votre rapport au journal « Le Monde » ?

Je lis Le Monde depuis que j’ai 15 ans. J’y ai découvert, précisément, le monde : la société, l’international. Cela a formé l’historien que je suis. On dit souvent du journaliste qu’il est au service de l’« actu » ou de l’« info ». Mais un historien vit aussi dans le présent : sa vie, ses questionnements et ses sources appartiennent au présent, lequel est composé de strates de passé, des passés qui se sont accumulés jusqu’à former notre monde.

Remonter ces strates, c’est être passionnément contemporain. Faire de la recherche, c’est enquêter, interroger des gens, rassembler des preuves. Pour cette raison, le chercheur et le journaliste, ainsi que le juge d’instruction, ont un lien de parenté. Leur fonction est de dire des choses vraies sur le monde. La démocratie a besoin d’eux.

Qu’est-ce qui fut premier dans le désir d’écrire « Laëtitia » ?

Si j’ai choisi ce fait divers là, c’est parce qu’il est complètement hors normes : par la gravité du crime, par le fait qu’on a mis des semaines à retrouver le corps de Laëtitia, par l’onde de choc que les médias ont répercutée à travers tout le pays. En outre, ce fait divers est devenu une affaire d’Etat : le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, s’en est emparé pour en faire un objet politique, durcir la législation pénale et attaquer les juges. Je ne vois pas d’autre fait divers récent qui soit devenu une affaire d’Etat. Pour l’historien et l’écrivain, il y avait là un objet fascinant.

Cependant, mon livre n’est pas centré sur un fait divers, ni sur la figure d’un criminel, mais sur la vie de Laëtitia : ce renversement de perspective est fondamental. Je ne me suis pas tant intéressé à la « victime » (car c’est toujours rapporter la jeune femme au crime) qu’à la disparue, celle qui est absente. J’ai essayé de retracer sa vie, depuis son enfance jusqu’à sa mort, en rappelant que Laëtitia a été un bébé, une fillette, une adolescente, une jeune fille sur la voie de l’émancipation.

J’ai été touché par son parcours, que j’ai abordé sous l’angle de deux faits sociaux : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes. Il m’a paru intéressant de comprendre la vie de Laëtitia dans sa plus pure singularité, mais aussi en la rapportant à des collectifs plus vastes qu’elle : un milieu, une société, sa génération, notre époque, une configuration sociale et politique.

Comment se justifie l’implication de votre subjectivité dans le texte ?

L’histoire s’écrit souvent d’un point de vue abstrait, de surplomb, comme si le chercheur était extérieur au tableau. Or, avant d’être historien, je suis un humain parmi les humains, je suis un enquêteur qui va et vient entre le présent et les passés. Ce parti pris est le mien depuis mon Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012).

J’ai poursuivi l’expérience dans Laëtitia, que j’ai écrit comme un chercheur et comme un écrivain, mais aussi comme le père de trois filles, comme un citoyen soucieux de l’état de notre société, et aussi comme un homme. Je le dis au sens masculin, car les violences qu’ont subies Laëtitia, sa sœur, leur mère, il faut les regarder en face, collectivement, et tant qu’il y a des hommes, des femmes et des rapports de domination.