Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, les coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), le 10 avril 2015, à Ankara. | ADEM ALTAN / AFP

Vendredi 4 novembre à l’aube, la police turque a interpellé onze députés du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), le troisième parti au Parlement (59 députés sur 550), dont les coprésidents Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag. « La police est devant ma porte avec un mandat pour m’emmener de force », a tweeté Selahattin Demirtas depuis son domicile de Diyarbakir (sud-est de la Turquie).

Sitôt après le tweet de Selahattin Demirtas, l’accès à Twitter, Facebook et à la messagerie WhatsApp a été bloqué dans toute la Turquie. Peu après, une voiture piégée a explosé aux abords d’une annexe de la préfecture de police de Diyarbakir faisant, selon un premier bilan, un mort et trente blessés.

La coprésidente du HDP, Figen Yüksekdag, a été arrêtée à son domicile à Ankara, tout comme les députés Sirri Süreyya Önder, Idris Baluken et Mehmet Ali Aslan. Le siège du parti HDP à Ankara a également été perquisitionné. Selon leurs avocats, les députés se voient reprocher d’avoir refusé de témoigner dans des affaires liées au terrorisme. « Le HDP appelle la communauté internationale à réagir contre le coup d’Etat mené par le régime d’Erdogan », a écrit le HDP sur son compte Twitter depuis bloqué.

« Personne ne sait où va la Turquie »

Les autorités accusent le HDP d’être une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), désigné par la Turquie (comme par l’Union européenne et les Etats-Unis) comme un groupe terroriste. Après une trêve de deux ans et demi, la guerre a repris de plus belle à l’été 2015 dans les régions du sud-est à majorité kurde entre les forces spéciales turques et les rebelles kurdes. Elle continue de faire rage, faisant des morts chaque jour, le plus souvent lors d’explosions de véhicules piégées ou de mines téléguidées à distance sur des convois de l’armée.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Ankara le 3 novembre. | ADEM ALTAN / AFP

Le gouvernement turc a durci son attitude envers le HDP à partir des législatives du 7 juin 2015, quand la formation prokurde a remporté 13,5 % des voix aux législatives tandis que le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti des islamo-conservateurs, a perdu sa majorité pour la première depuis 2002. Au président turc Recep Tayyip Erdogan, avide d’imposer au pays un système présidentiel sans contre-pouvoir, Selahattin Demirtas avait alors rétorqué : « Nous ne vous laisserons jamais devenir président. » En mai, le Parlement turc, avec 376 voix pour, a voté en faveur de la levée de l’immunité parlementaire de 148 députés dont 53 du HDP.

Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet, le pays n’est plus qu’une immense machine à arrêter, punir, limoger

Depuis Izmir, au bord de la mer Egée, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, le parti d’Atatürk), Kemal Kiliçdaroglu, a déclaré : « Ces arrestations sont absurdes (…). La Turquie avance comme un véhicule sans freins. Personne ne sait où elle va. Les dirigeants sont en train de la ramener dans les ténèbres moyen-orientales, tout ça pour imposer un régime présidentiel personnifié. » Il faisait allusion au régime présidentiel que le président turc Recep Tayyip Erdogan veut imposer au pays. « On ne peut diriger par la vendetta », a-t-il ajouté.

« Ce qui s’est passé cette nuit, ce n’est pas seulement un putsch mais une tentative de diviser le pays, c’est comme si l’Assemblée nationale avait été bombardée une seconde fois », a dénoncé Sezgin Tanrikulu, député du CHP pour Istanbul. « Le 15 juillet était un putsch contre la Turquie, cette arrestation est comme un deuxième putsch, une provocation pour enflammer la Turquie », a renchéri Ali Seker, lui aussi député du CHP pour la circonscription d’Istanbul. L’Union européenne s’est dite « extrêmement inquiète » après cette arrestation et a contacté Ankara à ce sujet, a déclaré vendredi la chef de la diplomatie de l’UE, Federica Mogherini.

Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet – ourdi, selon Ankara, par Fethullah Gülen, le prédicateur musulman réfugié aux Etats-Unis – le gouvernement a imposé l’état d’urgence dans tout le pays jusqu’en janvier 2017. Une répression sans précédent s’en est suivie : 37 000 personnes ont été arrêtées, 110 000 enseignants, policiers, magistrats, membres des services secrets et autres ont été mis à pied.

Purges quotidiennes

Le pays n’est plus qu’une immense machine à arrêter, punir, limoger. Jeudi 3 novembre, 1 218 gendarmes soupçonnés de collusion avec le mouvement Gülen ont été limogés. La veille, 137 mandats d’arrêts avaient été émis contre des universitaires accusés de la même chose. Pour être suspect, il suffit d’avoir eu un temps un compte à la banque Asya (la banque du mouvement Gülen, parfaitement légale pourtant), d’avoir été abonné au quotidien Zaman, ou d’avoir utilisé l’application numérique ByLock.

Devenues quotidiennes, les purges s’abattent sur tous les opposants : ceux de gauche, les syndicalistes, les militants des droits de l’homme et de la cause kurde. Tout le monde est sous la menace, les gens sont tétanisés par la peur. Jeudi 3 novembre à Istanbul, alors que s’ouvrait la Foire internationale annuelle d’art contemporain, des islamo-nationalistes ont fait une descente au beau milieu du vernissage pour faire retirer un buste qui ne leur plaisait pas, menaçant son auteur de mort.

L’économie turque risque de pâtir de cette situation. Le tournant répressif, l’insécurité, l’instabilité géopolitique ne sont pas sans l’affecter. Vendredi, la lire turque a continué sa descente (3,47 pour un euro contre 3,41 la veille) tandis que la Bourse d’Istanbul a vu son indice de valeurs baisser.

Hormis la chute de la monnaie locale (- 40 % par rapport au dollar en deux ans), le chômage est en hausse (10 % au total, 19 % chez les jeunes), le déficit courant s’accroît. La croissance est poussive (3,2 % en 2016) et deux agences de notation financière (Standard & Poor’s et Moody’s) ont récemment classé la Turquie comme impropre à l’investissement. Or, pour financer son déficit, la Turquie a un besoin crucial en investissements étrangers. Mais comment attirer les investisseurs alors que les décrets liés à l’état d’urgence ont permis la confiscation de 496 entreprises ?