Dans son bureau de la cour d’appel d’Al-Hoceima (Maroc), le procureur général du roi, Mohamed Akouir, homme élégant et affable, pèse ses mots. Dans cette affaire sensible, il faut être le plus précis possible. Depuis la mort du jeune poissonnier Mouhcine Fikri, happé par une benne à ordures, vendredi 28 octobre, alors qu’il voulait s’opposer à la destruction de sa marchandise saisie par la police, onze personnes ont été présentées à la justice, dont huit placées en détention.

Parmi elles : cinq fonctionnaires accusés de « faux en écriture publique » et trois employés de la société de nettoyage d’« homicide involontaire ». Trois autres individus – deux proches de la victime et un contrôleur de la société de nettoyage – sont poursuivis mais ont été laissés en liberté. « C’est désormais le juge d’instruction qui va poursuivre l’enquête », souligne M. Akouir, qui ne souhaite pas dire un mot de plus que nécessaire.

Sentiment d’injustice

Alors que certains ont appelé à manifester à nouveau, vendredi 4 novembre, à Al-Hoceima, pour demander des comptes sur le décès du vendeur de poissons, les autorités marocaines s’efforcent de montrer que la justice avance, et vite. L’exigence de vérité aurait probablement été la même dans une autre ville du Maroc mais ici, au cœur du Rif, le sentiment d’injustice est plus aigu. L’histoire de Mouhcine et de sa famille dit beaucoup d’une région qui se sent isolée et en mal de perspectives.

Depuis le drame, les Fikri ont resserré les rangs. Les cousins installés en Europe ont pris l’avion. Dans le salon de la maison familiale à Imzouren, Aimad, 29 ans, toujours très posé, gère la communication de la famille au milieu de ses frères, cousins et cousines qui racontent dans une atmosphère un peu étrange, où l’abattement alterne avec la vie qui reprend ses droits, un jeune homme gai, populaire et généreux. « Tout le monde le connaissait et il connaissait tout le monde », disent-ils en chœur.

Sixième d’une fratrie de dix (neuf garçons et une fille), Mouhcine avait arrêté ses études en première année de lycée pour suivre une formation de marin-pêcheur – la pêche étant la principale source de revenus dans cette région côtière – avant de se lancer dans le transport en 2009 en achetant une fourgonnette. Le commerce de poissons, il ne le faisait que de temps en temps, lorsqu’il avait suffisamment d’argent pour acheter la marchandise. Depuis peu, il projetait de créer sa petite entreprise de pêche et il avait déposé un dossier auprès de l’administration.

Pas de poste dans la région

Plusieurs de ses frères ont fait le même choix d’arrêter leurs études tôt. « Vu le nombre de diplômés qui sont au chômage, ils ne voient pas l’intérêt de continuer », explique l’une des cousines. Ainsi, Monaim, 32 ans, le cinquième de la fratrie, s’est arrêté en deuxième année de collège. Il est chauffeur de « grand taxi », ceux qui permettent de faire de longs trajets. L’activité est bonne les mois d’été grâce aux vacanciers de passage, mais bien plus dure le reste de l’année. Mossab, 20 ans, l’avant-dernier, a aussi écourté ses études pour suivre une formation de plombier, de même que Safouan, 17 ans, apprenti en mécanique.

« Ici, tu ne choisis pas des études pour faire un métier précis mais juste pour faire des études », souligne Aimad. Son frère aîné, le plus grand de la famille, a un petit magasin d’alimentation alors qu’il est diplômé en chimie. Aimad aussi est allé loin : il a une licence en physique et un master en électrotechnique mais il sait très bien qu’il ne trouvera pas de poste dans ce secteur, encore moins dans la région.

« C’est vrai que des choses ont été faites ici mais il n’y a pas de gros projets. La plupart des jeunes veulent être embauchés par l’Etat : c’est la garantie d’un bon salaire [dans le public, le salaire minimum est de 3 000 dirhams, soit environ 300 euros] et de meilleures conditions de travail. Pour les grandes entreprises, il faut du piston », explique-t-il. Lui voudrait lancer sa propre petite affaire, trouver une « bonne idée » qu’il ferait fructifier.

Dans la fratrie, deux ont fait le choix de partir à l’étranger. Mohamed, 37 ans, a rejoint en Allemagne l’un de ses oncles installé en Ruhr. Wail, 23 ans, est lui aussi parti étudier au même endroit. A Al-Hoceïma, rares sont les familles qui ne comptent pas au moins un de ses membres installé en Europe. Les grands départs ont eu lieu dans les années 1960-1970 alors que la région était marginalisée par le pouvoir central et souffrait de la pauvreté. Les pays européens avaient, eux, au contraire besoin de main-d’œuvre.

Enclavement

« Mon père est parti y travailler dans les années 1970. Il a fait ça pendant trente ans, raconte Nabila, une des cousines, trentenaire souriante, un voile couleur crème autour de la tête. Il faisait les allers-retours mais sa famille est restée au Maroc. » Elle est institutrice, pas à Al-Hoceima, mais dans les montagnes alentour.

Elle connaît bien les problèmes d’enclavement, les mauvaises routes. La ville est à cinq heures en voiture de Tanger, quatre d’Oujda, sept de Rabat. Depuis Motril, au sud de l’Espagne, hors période estivale, la traversée en bateau n’a lieu qu’une fois par semaine. L’aéroport est mal desservi. Peu à peu, les plans d’aménagement améliorent la route du littoral mais ils sont longs.

La mort atroce d'un marchand de poisson indigne le Maroc
Durée : 01:40

Ces difficiles conditions de vie, entre chômage, débrouille et émigration, rendent d’autant plus insupportable ce qui s’est passé dans la soirée du 28 octobre. La marchandise saisie, 500 kg d’espadon, était certes une espèce interdite de pêche à cette période de l’année. « Mais il n’y a pas d’emplois, la plupart des gens ici travaillent au noir, ils n’ont pas le choix », rappelle Aimad. D’où cette colère face à la mort de Mouhcine Fikri mais aussi l’opiniâtreté des habitants à obtenir justice.

Le début de l’enquête sonne comme une petite victoire. « Que des responsables soient poursuivis et pas seulement des exécutants est positif. C’est un message important », souligne Fayssal Aoussar, membre de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), qui suit l’affaire. Pour le militant, ce dossier est un test : « Si l’enquête ne va pas jusqu’au bout, il n’y aura plus de confiance envers les autorités. Or, c’est un des grands problèmes de cette région. »

La famille de Mouhcine Fikri, elle, refuse que les manifestations soient récupérées politiquement. « Beaucoup de responsables ne respectent pas la loi, ils ont un pouvoir et se croient tout permis. Ce que l’on veut, c’est que les coupables rendent des comptes pour que ce qui est arrivé à Mouhcine ne se répète plus jamais », souligne Aimad.