« Entre une opposition de principe à toute politique industrielle et l’attachement nostalgique au vieux colbertisme où on n’aide que les « champions » nationaux, il y a place pour une nouvelle politique industrielle » (Photo: Philippe Aghion à gauche et Vincent Giret, au Club de l’économie, au « Monde », le 24 octobre). | Jean-Luc Luyssen

Philippe Aghion est titulaire de la chaire Economie des institutions, de l’innovation et de la croissance au Collège de France.

Des économistes comme Robert Gordon ou Larry Summers estiment que l’économie mondiale est entrée dans une phase de stagnation durable. Partagez-vous ce diagnostic ?

Philippe Aghion.- Il est vrai que les pays développés, en particulier les Etats-Unis, n’ont pas le taux de croissance qu’ils devraient avoir, alors qu’ils continuent à innover. Robert Gordon pense que ce phénomène va durer parce que les vagues récentes d’innovations comme celle du numérique n’ont pas le même impact sur la croissance que les précédentes (charbon, chimie, électricité, moteur à explosion…).

Je ne partage pas le point de vue de Gordon pour quatre raisons. Premièrement, l’innovation numérique ne concerne pas seulement les produits et les services, mais aussi la production des idées ; elle facilite l’interaction entre chercheurs et permet une accélération extraordinaire de la diffusion du savoir qui favorise l’innovation.

Deuxièmement, les rentes à l’innovation ont beaucoup augmenté en raison de la mondialisation des marchés, ce qui augmente l’incitation à innover.

Troisièmement, la demande d’innovation est extrêmement forte, par exemple dans la santé et les énergies renouvelables. Il n’y a donc pas de raison de croire qu’il n’y aura plus de grandes vagues d’innovation, simplement on ne peut pas prévoir quand. Quatrièmement, on ne sait pas mesurer la croissance créée par l’innovation numérique, car on continue à comptabiliser des produits et des services, alors qu’il s’agit d’idées et de qualité.

Mes travaux récents visent à montrer qu’aux Etats-Unis la croissance est mal mesurée dans les secteurs où beaucoup de nouveaux produits remplacent des productions existantes. Les instituts de statistiques ne savent pas vraiment faire la part de ce qui est inflation ou augmentation de la qualité dans ces secteurs : ils se contentent d’ignorer les nouveaux produits et de ne calculer l’inflation que sur les produits existant. Avec mes coauteurs, nous avons calculé que l’on « ratait » ainsi 0,5 à 1 point de croissance aux Etats-Unis. Il n’y a donc pas de stagnation.

En Europe non plus ?

Si, car l’Europe et la France ont des problèmes additionnels, facteurs de stagnation réelle. Alors que les Etats-Unis ont commencé par sauver les banques et la croissance à coup de quantitative easing [assouplissement quantitatif] avant de s’attaquer aux déficits, on a fait l’inverse en Europe. Cette politique procyclique a tué la croissance.

En outre, aux Etats-Unis, le marché des biens et celui du travail sont bien plus dynamiques. Relance et réforme des marchés ne sont pas contradictoires, il faut les mener de front. Le problème est que les Français attendent que les Allemands investissent, et les Allemands attendent que les Français réforment. Il faut un pacte franco-allemand pour sortir de cette impasse.

Mais la France n’a-t-elle pas multiplié les réformes, sur le marché du travail par exemple ?

Oui, mais la vraie réforme, équilibrant flexibilité et sécurité, n’a pas été menée. Il faut donner des garanties de revenu aux chômeurs en formation et cherchant activement un emploi, rendre la formation professionnelle efficace et accessible à ceux qui en ont vraiment besoin, assurer le financement d’un syndicalisme de service pour garantir le dialogue social.

Faut-il une politique industrielle ?

Je crois d’abord au rôle de l’Etat bien au-delà du régalien, dans l’éducation, la formation professionnelle et la sécurisation des parcours, la recherche, la santé, pour stimuler la croissance par l’innovation et rendre cette croissance plus juste et inclusive. Mais je crois également dans des interventions sectorielles, notamment pour rediriger le progrès technique vers la transition énergétique ou vers les biotechnologies pour améliorer la santé. L’Etat doit également mettre en place une fiscalité qui soit à la fois redistributive et incitative pour l’innovation.

Mais n’est-ce pas au marché, plutôt qu’à l’Etat, de déterminer ce qui est innovant ou ce qui ne l’est pas ?

Je crois à la complémentarité entre le marché et l’Etat. La concurrence sur le marché favorise l’innovation, parce qu’elle facilite l’entrée de nouveaux acteurs et elle incite à innover… pour faire mieux que son concurrent. Mais l’Etat est indispensable, en premier lieu parce que les entreprises n’internalisent pas pleinement les « externalités technologiques » qu’elles exercent sur l’économie, et, en second lieu, parce que les petites entreprises ont un accès limité au crédit.

Entre une opposition de principe à toute politique industrielle et l’attachement nostalgique au vieux colbertisme où on n’aide que les « champions » nationaux, il y a place pour une nouvelle politique industrielle où l’on favorise la concurrence dans chaque secteur en aidant les petites entreprises et les nouveaux entrants.

La 9e édition des Jéco, à Lyon

Les Journées de l’économie (Jéco) auront lieu du 8 au 10 novembre, à Lyon. Au programme, plus de 60 conférences, ateliers et tables rondes qui ont pour thème : « Economie : la grande mise à jour ». Ces journées ont une triple ambition : permettre aux citoyens de mieux comprendre les enjeux économiques de leur vie quotidienne ; aider à interpréter les grandes mutations économiques et sociales du monde ; favoriser un dialogue entre les acteurs qui ont compétence à parler d’économie.

Elles…