En juin dernier, Selahattin Demirtas, alors libre, a prononcé un discours sur l’immunité des parlementaires à Istanbul. | OZAN KOSE / AFP

Dans la nuit du jeudi 3 au vendredi 4 novembre, Selahattin Demirtas était tranquillement installé chez lui, en famille à Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie, lorsque des coups ont retenti. « La police est à ma porte avec un mandat pour m’emmener de force », a-t-il tweeté.

Coprésident du parti de la démocratie des peuples (HDP, pro kurde), le charismatique Selahattin Demirtas a été interpellé cette nuit-là, tout comme dix de ses collègues. Ils sont accusés de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), en guerre depuis plus de trente ans contre l’Etat turc. A la faveur de l’état d’urgence, déclaré le 20 juillet pour trois mois, puis prolongé d’autant, le gouvernement a toute latitude pour régler ses comptes avec l’opposition.

Mis en examen, le dirigeant kurde a été transporté en hélicoptère jusqu’à la prison d’Edirne (ouest), à l’autre bout du pays, de façon à éviter les éventuels rassemblements sous les murs de la prison. Forcément, les visites de ses proches n’en seront que plus rares.

Rien ne saurait être négligé pour museler cet avocat de formation, connu pour son sens de la formule et pour son courage. « La peur est contagieuse, c’est vrai. Mais le courage l’est plus encore », avait-il confié dans sa dernière interview donnée en novembre à L’Express.

Un anti-macho pour la reconnaissance des droits des Kurdes

Né en 1973 à Elazig (sud-est de la Turquie), Selahattin Demirtas est le deuxième enfant d’une fratrie de sept. Alors que son père sait à peine lire et écrire, sa mère est une autodidacte. En revanche, tous les enfants ont fait des études supérieures. Très tôt, le jeune Selahattin est sensibilisé à la lutte pour la reconnaissance des droits des Kurdes.

« A l’époque, le Parti populaire du travail défendait les intérêts des Kurdes. Le représentant du parti à Diyarbakir, Vedat Aydin, a été enlevé par la contre-guérilla. Trois jours plus tard, le 7 juillet 1991, son corps horriblement mutilé a été retrouvé dans un champ. Ses obsèques ont eu lieu pas loin de chez nous à Diyarbakir. J’y suis allé et je me suis retrouvé au beau milieu du cortège. Et voilà que nous essuyons des tirs. Je regarde : autour de moi je vois des dizaines de morts, des centaines de blessés et les gens qui continuent à marcher. Depuis ce jour, je continue à marcher », avait-il raconté au Monde, en octobre 2015, revenant sur ses débuts comme militant.

Tribun hors pair, doté d’un solide sens politique, il est une personnalité totalement atypique de la scène turque, un anti-macho qui avoue « repasser ses chemises lui-même » ainsi que « faire les courses et préparer les repas ». Marié à une institutrice et père de deux adolescentes, « Selocan » pour les intimes, est aussi, à ses moments perdus, un fin joueur de saz (instrument à cordes traditionnel).

La bête noire de Recep Tayyip Erdogan

C’est sous son impulsion que le HDP a fait son entrée au Parlement en 2015, une première dans l’histoire de la République où, depuis 1923, les partis islamistes et les partis kurdes étaient marginalisés. Alors que personne n’y croyait, le parti prokurde obtient 13, 5 % des voix et 79 sièges au parlement (sur 550) aux législatives du 7 juin. Pour la première fois, l’AKP perd sa majorité parlementaire.

Le président Erdogan en est d’autant plus irrité que Selahattin Demirtas l’a défié en affirmant haut et fort son opposition au projet d’hyper présidence qu’il prône. « Nous ne vous laisserons pas devenir président ! », avait lancé le leader du HDP, lors d’un discours prononcé au Parlement le 17 mars 2015. Une affirmation perçue comme une déclaration de guerre par le chef de l’Etat, qui ne tarda pas à qualifier M. Demirtas de « suppôt du terrorisme ». La presse turque se chargea alors de rappeler qu’un de ses frères combattait aux côtés du PKK.

Au terme d’un nouveau scrutin législatif, organisé le 1er novembre 2015, l’AKP retrouve sa majorité parlementaire et le HDP réussit malgré tout à franchir une fois encore le seuil national des 10 %, un score qui lui permet d’envoyer 59 députés au Parlement.

Le HDP, devenu la cible de nombreuses violences

Mais la période qui s’écoule entre le scrutin du 7 juin et celui du 1er novembre 2015, voit un déchaînement de violence contre le HDP. Ses permanences sont à maintes reprises saccagées à travers tout le pays. Trois attentats, attribués à l’EI sans avoir jamais été revendiqués, visent des militants de la gauche prokurde – 4 morts à Diyarbakir le 6 juin 2015 ; 34 à Suruç le 20 juillet ; 102 à Ankara le 10 octobre. A l’été 2015, la guerre reprend de plus belle entre l’Etat turc et les rebelles du PKK. C’est le début des ennuis pour le HDP.

Très vite, Selahattin Demirtas se retrouve pris en tenailles entre la vieille garde du PKK qui ne voit pas d’un bon œil l’émergence dans ses rangs d’un leader charismatique susceptible de lui faire de l’ombre et le président Erdogan, soucieux de le marginaliser. Son soutien sans faille à la tactique de « guérilla urbaine » déclarée et organisée par le PKK au cœur des localités kurdes à l’hiver 2015-2016 lui a valu des critiques qu’il avait coutume de rejeter : « Le HDP n’est pas l’émanation du PKK. »