« Infinite Warfare » intègre un mode « zombies » dans un parc d’attraction des années 1980. Une mise en abîme involontaire, pour un divertissement dont la formule commence à vieillir. | Activision

Ce pourrait être une blague entre cadres dirigeants d’Activision, l’éditeur de la plus célèbre série de jeux de tir militaires : pourquoi Call of Duty ne traitera-t-il jamais de la guerre 1914-1918 ? Parce qu’on la surnomme « la Der des der ». Depuis sa naissance en 2003, la franchise en est déjà à sa treizième itération, à raison d’un opus par an. Et sauf accident industriel, Activision n’a guère de raison de s’arrêter là. Avec 1,08 million de ventes physiques en France en 2015, et 61 millions d’euros de chiffre d’affaires, la série s’est imposée comme un bulldozer commercial. Mais la lassitude guette.

Infinite Warfare, le dernier épisode en date, est symptomatique à lui seul de la situation dans laquelle s’est enfermé Activision. Commercialisé le 4 novembre, il met en scène une guerre de sécession au sein du système solaire – un scénario inédit et longtemps inimaginable pour une série historiquement centrée sur la seconde guerre mondiale. Mais en dépit de ce cadre aussi grandiloquent qu’atypique, et de nombreuses innovations dans les armes, les combats spatiaux, ou encore le choix des missions par planète, ce treizième épisode ne peut s’empêcher de donner l’impression d’être encore un énième Call of Duty. Avec ses qualités et ses défauts bien connus, qui pour le joueur habitué ne suscitent plus ni surprise ni révolte, mais juste une forme de familiarité lasse.

Peur de l’audace

Si spatial soit-il, cet épisode respecte en effet à la lettre le cahier des charges de la saga. D’une part, une ambiance tantôt grandiloquente tantôt larmoyante, des effets pyrotechniques à foison, le tout porté par un rythme très cinématographique et un propos va-t-en-guerre de plus en plus affirmé. D’autre part, des contrôles réactifs et nerveux, des niveaux en corridor, une visée aisée et une précision de chaque tir au pixel près, qui ont notamment fait le succès de Call of Duty chez les amateurs de matchs en ligne par équipe.

Mais par-dessus tout, il apporte avec lui tous les travers récurrents de la franchise, ceux qui faisaient son charme dans les années 2000, mais sentent la rouille en 2016. Ce sont ces ennemis statiques et idiots, à l’heure des progrès fulgurants de l’intelligence artificielle ; ce sont ces niveaux en ligne droite et à l’architecture absurde, en plein âge des jeux en monde ouvert ; ce sont ces dialogues bas du front et ces scénarios imbitables et idiots, là où l’inventivité narrative des jeux vidéo est en pleine ébullition depuis le début de la décennie. Comme si Call of Duty : Infinite Warfare avait eu peur de sa propre audace, de ce cadre spatial fou. En dépit d’incontestables nouveautés, il a finalement choisi de rester fidèle à l’ADN de la série, et c’est son erreur.

Sentiment de déjà-vu

Sans doute peut-on comprendre qu’un éditeur assis sur une telle poule aux œufs d’or rechigne à trop la bousculer. Mais l’inadéquation de Call of Duty à son époque n’a jamais été aussi criante qu’aujourd’hui. Techniquement, ce dernier épisode grisâtre et anguleux fait peine à voir lorsqu’on le compare aux prouesses visuelles des jeux de tir Gears of War 4 ou Battlefield 1. En termes de jeu, cette aventure sur les plates-bandes de la science-fiction donne une terrible impression de mollesse et de manque d’inspiration : rien de ce qu’Infinite Warfare ne propose n’a déjà été fait ailleurs et en mieux, que ce soit dans Halo 3 ou Gears of War 4 pour la campagne principale, ou Star Wars Battlefront ou Overwatch pour les matchs en ligne.

Pire : Call of Duty réussit la prouesse de s’autoconcurrencer : les nouveautés de cet épisode, comme le double saut, les robots ou la course contre les murs, ont déjà inaugurés dans les deux épisodes qui précèdent celui de cette année, Advanced Warfare et Black Ops 3. Difficile d’enchaîner trois opus futuristes d’affilée, quand on n’a pas assez d’imagination pour surprendre avec un seul. Bref, le sentiment de déjà-vu et déjà joué se retrouve à tous les étages.

Le malentendu du futur

Y a-t-il encore moyen de sauver Call of Duty de lui-même ? Ubisoft, confronté à un sentiment de lassitude encore plus prononcé chez les joueurs de sa franchise phare, Assassin’s Creed, a pris la décision forte de mettre sa saga au repos durant un an. Activision peut difficilement se le permettre, alors que son autre poule aux œufs d’or, Skylanders, montre des signes critiques d’effondrement.

L’éditeur semble surtout payer une erreur d’analyse. Lorsqu’en 2007, l’épisode Modern Warfare connaît un succès commercial d’une proportion inattendue, Activision se hâte d’en conclure que les jeux sur la seconde guerre mondiale ne sont plus l’avenir, au contraire des conflits contemporains – celui que le jeu met en scène –, et bientôt, futuristes. Mais la réussite spectaculaire de Battlefield 1 cette année montre qu’il n’en est rien : Electronic Arts, le concurrent d’Activision, a décroché le ponpon en choisissant un conflit pourtant réputé peu « bankable », la première guerre mondiale.

Et si le succès fondateur de Modern Warfare tenait, non pas à la modernité de son conflit, mais à un mélange de nouveauté par rapport à la production des années précédentes et à la familiarité des forces en présence ? Les trois derniers opus de Call of Duty ne réunissent ni l’un ni l’autre : ils quittent juste le théâtre de conflits existants pour le monde déjà extrêmement balisé de la science-fiction, dans lequel ils peinent à émerger. Sans, par ailleurs, réussir à évoquer quoi que ce soit. Scénarios tortueux, armées mal différenciées, géopolitique absconse… A l’image d’Infinite Warfare : en dépit de paysages solaires marquants, ils ne résonnent ni avec la culture, ni avec l’imaginaire des joueurs.

Le squelette des jeux, lui, reste identique – et n’en finit plus de rouiller année après année, faute de se mettre à la page de la concurrence. Cela fait désormais presque dix ans qu’Activision réalise des miracles commerciaux en changeant surtout la tapisserie. Peut-être faudrait-il enfin revoir vraiment la formule. A la façon, par exemple, des modes annexes au ton et à la formule plus décalés, comme le très drôle et convaincant mode « zombies », aujourd’hui l’une des dernières bonnes raisons de s’enthousiasmer pour la série.