Des soldats kényans de la force de l’Union africaine en Somalie (Amisom) en octobre 2012, à l’aéroport de Kismayo, en Somalie. | STUART PRICE / AFP

Pour l’armée kényane, se battre en Somalie c’est aller au charbon – et dans tous les sens du terme. A cause de la difficulté des combats d’abord, mais aussi pour le juteux trafic de combustible auquel s’y livrent les militaires de Nairobi.

Un rapport des Nations unies, rédigé par le groupe de contrôle pour la Somalie et l’Erythrée, et rendu public le 31 octobre, pointe les responsabilités de l’armée kényane dans un vaste commerce illégal de charbon mené en bon accord le groupe Al-Chabab, allié à Al-Qaida.

Les Chabab financent depuis longtemps leur guerre contre le gouvernement et la force de l’Union africaine en Somalie (Amisom) par les exportations illégales de charbon, un juteux trésor de guerre dont le marché est évalué de 122 à 162 millions d’euros par le groupe d’experts de l’ONU. Entre 4,5 à 6 millions de sacs, contenant chacun 25 kilos de combustible, seraient exportés chaque année grâce à une armada de centaines de boutres quittant à pleine voile les ports de Buur Gaabo et Kismaayo, non loin de la frontière kényane au sud du pays, direction les Emirats arabes unis.

Plusieurs millions de dollars par an

Ces importations font pourtant l’objet d’un embargo, décrété par le Conseil de sécurité. Mais cela n’empêche pas le contingent kényan de l’Amisom de profiter à plein de ce trafic. Les experts de l’ONU rapportent ainsi, photos à l’appui, la présence d’une base militaire jouxtant un tas de charbon illégal à Buur Gaabo. Mais les soldats font mieux que fermer les yeux. « Les troupes kényanes perçoivent 2 dollars par sac de charbon au port de Kismaayo », estime le rapport. Un pactole évalué à plusieurs millions de dollars par an.

Les preuves avancées par l’ONU ont été balayées d’un revers de main par le gouvernement kényan, qui a qualifié dimanche par la voix de son porte-parole le rapport de l’ONU de « foutaise » et de « mascarade » ayant « comme seul agenda de démoraliser les troupes kényanes ».

Les Kényans ne sont certes pas les seuls bénéficiaires de ce trafic. L’administration locale du Jubbaland, dont Kismaayo est la capitale, profite aussi à plein du commerce de charbon, prélevant sa propre taxe sur les sacs de combustible à destination des Emirats. « La bonne marche des exportations de charbon de bois en Somalie repose sur une alliance entre l’administration provisoire [du Jubbaland] et les milieux d’affaires locaux », rappelle le rapport.

Mais les affaires sont moroses. « Les Émirats arabes unis ayant renforcé l’application de l’embargo sur le charbon de bois, les exportateurs de charbon hésitent depuis mai 2016 à charger des boutres à Kismayo et Buur Gaabo. » Le gouvernement du Jubbaland a par ailleurs cessé de verser une part des revenus des exportations de charbon aux Chabab, provoquant la colère de ces derniers.

Trafic de sucre

Face à cette chute de profits, les djihadistes diversifient de plus en plus leurs sources de financement. « Les Chabab recourent de plus en plus au prélèvement de taxes sur le commerce illicite du sucre, la production agricole et le bétail », note ainsi le rapport. Le trafic de milliers de sacs de sucre importés en contrebande leur rapporterait jusqu’à 16 millions d’euros par an, contre 8,5 millions pour les produits agricoles.

Si le trafic de sucre prend de l’ampleur, il n’est pas nouveau… et les Kényans ne sont pas en reste. Dans un rapport publié en 2015, le collectif Journalists for Justice montrait déjà l’implication des militaires de Nairobi dans ce commerce illégal de sucre, qui n’hésitent pas à taxer les importations au port de Kismaayo, qui générait déjà en 2015 un revenu de plus de 200 000 euros par semaine, soit 11 millions par an. « Tout va dans les poches des commandants de l’armée kényane en Somalie. Le sucre est importé illégalement du Brésil, transite par les Emirats et l’Arabie saoudite, avant d’arriver en Somalie et de passer la frontière du Kenya, où il est vendu à bas prix, car détaxé. C’est très rentable ! », détaille aujourd’hui Kwamchetsi Makokha, conseiller à Journalists for Justice.

Tout ce juteux commerce se fait sur fond d’un processus électoral périlleux, qui doit aboutir à l’élection d’un nouveau président de la République le 30 novembre, et d’un pays toujours en proie à la violence et aux attentats. « Le conflit armé et l’insécurité ont entraîné le déplacement à l’intérieur du pays de quelque 598 000 Somaliens entre le 1er janvier 2015 et le 30 juin 2016 », déplore l’ONU.