Avant d’arriver au hameau de Kanyueri, il faut passer de gigantesques forêts d’eucalyptus balançant leur houppier au bord de Thika Road. Sur cette autoroute qui traverse le Kenya, de Nairobi – la capitale – jusqu’au nord du pays, des milliers d’arbres vont bientôt être coupés.

Lire la présentation de la série : Traversée d’une Afrique bientôt électrique

Car il en faudra des poteaux électriques en bois, et aussi en ciment, pour mener à bien le Last Mile Connectivity Project, dont l’Etat kényan a chargé la Kenya Power and Lightning Company (KPLC), premier fournisseur d’électricité du pays. Cet ambitieux projet a pour objectif de raccorder d’ici 2020 tous les foyers kényans au réseau national. Pour y parvenir, l’Etat compte augmenter le taux actuel de 40 % de foyers qui ont accès à l’électricité, principalement en zone urbaine, à 70 % d’ici à juin 2017.

5 320 transformateurs en deux ans

A 130 km des forêts d’eucalyptus, dans le hameau de Kanyueri du comté d’Embu, près du mont Kenya, une vingtaine de troncs sont déversés à côté de l’école primaire. Les ouvriers de la KPLC s’affairent autour du camion grumier. Il s’agit de ne pas perdre de temps si l’on veut tenir les délais. « Dans ce village, comme dans soixante-dix-huit autres du comté, nous avons jusqu’à fin mars 2017 pour raccorder soixante foyers au réseau, explique Ken Massila, superviseur des travaux de la KPLC dans le comté. Là, nous érigeons les pylônes. Nous n’avons pas encore commencé à tirer les lignes. Nous débuterons dans trois semaines environ. »

Infographie "Le Monde"

Cela fait un mois que la première phase des travaux a commencé à Embu, comme dans les quarante-six autres comtés du Kenya. KPLC a d’abord dû identifier 5 320 transformateurs installés depuis deux ans, principalement dans des écoles primaires et secondaires du pays. « Ces transformateurs vont servir d’ancrage au Last Mile Connectivity Project, explique Peter Njenga, manager du projet chez KPLC. Nous allons raccorder toutes les maisons qui se trouvent dans un rayon de 600 m autour de chaque transformateur. A la fin de cette première phase, nous aurons ouvert des lignes chez 314 200 nouveaux foyers, soit environ 1,5 million de personnes. Puis nous lancerons l’extension des lignes à haute tension et le raccordement à de nouveaux transformateurs. »

Plus besoin de lampes à pétrole

Ce projet titanesque a pu être mis en route grâce à l’appui financier de la Banque africaine de développement (BAD) à hauteur de 13,5 milliards de shillings (120 millions d’euros) pour la première phase. Aux étapes suivantes, elle apportera un financement additionnel de 135 millions d’euros. La Banque mondiale et l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) vont compléter cet appui avec respectivement des prêts de 135 millions d’euros et 120 millions d’euros.

Du camion grumier, les ouvriers porteront ces prochains jours les troncs à travers Kanyueri afin de les ériger près des habitations. Mais d’abord, il faut creuser des trous de 1,5 mètre de profondeur. Tâche à laquelle s’acharne un ouvrier à coups de piquet, sous le soleil matinal. Rien à faire. Le sol est trop rocailleux. Il faudra fouiller plus loin. Sur le pas de sa porte, Priscilla Mogoni l’observe avec une curiosité satisfaite. L’électricité est une aubaine pour cette mère de quatre enfants. « Je ne serai plus obligée d’acheter du kérosène pour faire faire leurs devoirs le soir à mes petits, dit-elle. Chaque semaine, j’en achète un litre à 60 shillings [0,50 euro] pour alimenter mes trois lampes tempête. C’est cher et ça fait trop de fumée. Je suis obligée de coucher mes enfants plus tôt, sinon les vapeurs les font tousser et leur donnent des maux de tête. »

L’équipe de Peter Njenga vérifie la longueur du poteau électrique avant de le dresser. | Matteo Maillard

Selon Peter Njenga, puisque cette mère de famille n’a ni télévision ni frigo, sa facture d’électricité ne dépassera pas les 200 shillings par mois, soit une économie de 40 shillings par rapport aux lampes à pétrole, « sans compter qu’elle sera mieux éclairée et qu’elle n’aura plus besoin de faire le trajet à la ville voisine pour recharger son téléphone ». Comme la majorité des habitants de Kanyueri, Priscilla et son mari ont un portable. Ils sont agriculteurs et ne gagnent pas beaucoup en cette saison. Mais, depuis que le réseau couvre le village, le téléphone est devenu un appareil indispensable, notamment pour se tenir informé lorsque l’un d’eux part au marché d’Embu vendre la récolte de maïs et de cornille.

Vingt minutes de minibus pour recharger son téléphone

Le problème, c’est que, pour les recharger, il faut se rendre plusieurs fois par semaine au centre commercial de la ville d’Ishiara, à vingt minutes en minibus du village. Hormis les 20 shillings du trajet, la recharge coûte 40 shillings et dure quelques heures. Priscilla n’est pas la seule à devoir prendre son mal en patience. A 200 m de là, sa voisine Christine, 19 ans, a appris à tuer l’attente au centre, en faisant du lèche-vitrines avec ses camarades de classe ou en mangeant dans un fast-food avant de reprendre les cours. Elle ne paie pas le trajet. Son père, Luka Maneki, est le chauffeur du minibus. Quatre fois par jour, il fait l’aller-retour : pour amener les agriculteurs au marché, et conduire les élèves du village au supermarché, pour recharger leur smartphone.

« On l’utilise pour tellement de choses, glisse Christine, timide. Chatter entre amis, surfer sur Facebook ou Twitter, mais aussi pour faire des recherches Internet et prendre des notes. » Comme tous les habitants de Kanyueri, elle attend avec impatience l’arrivée du courant. Enfin, tous… mis à part son père. Son activité est désormais en sursis. Mais, la perspective de l’indépendance énergétique du village a poussé Luka Maneki à trouver une reconversion : « Je vais ouvrir un salon de coiffure comme en ville ! Les jeunes viendront se faire tondre les cheveux et sculpter des coupes à la mode avec des dessins au rasoir électrique. Ce qu’on ne peut pas faire avec des ciseaux au village. »

« Acheter un fer à repasser moderne »

Il envisage même d’améliorer son élevage de poules grâce à l’électricité. « Elles ont besoin de chaleur la nuit, alors j’investirai dans un petit chauffage pour qu’elles soient plus confortablement installées et pondent davantage. » Mais priorité à la famille, semble rappeler d’un regard sévère sa femme, Damaris. « Je vais d’abord m’acheter un fer à repasser moderne pour remplacer celui à charbon que j’ai là, puis ce sera une télévision couleur ! » La petite, en noir et blanc, ne fonctionne plus depuis que le panneau solaire installé sur le toit a été brisé par un caillou projeté par une explosion de dynamite dans la carrière voisine.

Christine avec ses parents Luka et Damaris. | Matteo Maillard

« Et un frigo ? Avez-vous besoin d’un frigo ? », s’enquiert Peter. La question est reçue avec un haussement d’épaules. « Ce que nous mangeons ici est frais, lâche Luka. ça sort tout juste de nos terres, alors… »

Afin d’être raccordé au réseau de la KPLC, chaque foyer devra débourser 15 000 shillings (133 euros), payables en trois ans. Un grosse somme d’argent, que Luka a déjà économisée : « Je suis né il y a cinquante ans dans ce village. Depuis les années 1980, nous voyons cet immense pylône à haute tension au loin. A chaque fois qu’on regarde à l’horizon, on se demande quand on aura enfin cette énergie ! »

Patience. Bientôt décembre. Comme à son habitude, Luka taillera les rameaux d’un large eucalyptus qu’il dressera en sapin, paré de guirlandes. Pour l’allumer, il devait jusqu’alors tirer les câbles jusqu’à la batterie de son minibus. Cette fois-ci, il lui suffira de brancher une prise et enclencher l’interrupteur pour que toute la cour s’illumine d’un Noël multicolore. Sans effort.