Dans un bureau de vote de Temple City (Californie), le 8 novembre. | RINGO CHIU / AFP

Vincent Michelot, professeur de civilisation américaine à l’Institut d’études politiques de Lyon, a répondu mardi 8 novembre aux internautes du Monde.fr sur les chances des candidats à la Maison Blanche. Il estime que si la candidate démocrate, Hillary Clinton, « possède une avance dans les votes anticipés, les politologues et les instituts de sondage sont incapables de prédire le degré de mobilisation d’un électorat qu’il est très difficile de questionner : celui des Blancs non diplômés de l’enseignement supérieur », qui constituent le socle électoral du candidat républicain, Donald Trump.

On parle beaucoup de cette campagne comme étant la pire de l’histoire moderne des Etats-Unis. Quelles sont les chances pour que le « niveau » remonte par la suite ? Les partis ont-ils l’air de prendre conscience que le mode de désignation des candidats ne fonctionne plus ?

Vincent Michelot : La première chose à dire, c’est que la campagne est effectivement exceptionnelle, du fait de la seule présence dans la course de Donald Trump, qui est une personnalité politique à nul autre pareil, que l’on n’a jamais vue dans une élection américaine au XXe et XXIe siècle. La campagne est forcément extrêmement personnalisée.

Le deuxième point, c’est qu’on se trouve dans un contexte exceptionnel avec deux candidats qui ont une opinion défavorable auprès de 60 %, voire 65 % des Américains. On n’a jamais vu deux candidats avec des opinions aussi défavorables. Cela explique la tonalité défavorable de la campagne.

Troisièmement, oui, les partis et en particulier les républicains, ont pris conscience du risque que faisaient peser le populisme et toutes les formes d’antiparlementarisme apparus avec Trump. Ils réfléchissent à modifier certaines règles des primaires pour empêcher qu’un candidat extérieur au parti n’en prenne le contrôle.

Quelles conséquences sont à prévoir en France en cas d’élection d’Hillary Clinton ou de Donald Trump ?

Vincent Michelot : La première chose à noter, c’est que l’Europe n’a pas été au cœur des débats de la campagne républicaine, car elle ne présente que très peu de problèmes urgents par rapport à d’autres régions du monde (Moyen-Orient, Chine, Russie). On n’a pas parlé de l’Europe en général, un peu peut-être du Brexit mais seulement de la part de Trump.

La France n’a jamais été mentionnée dans les débats entre les deux candidats parce que peu de choses sont à attendre. Dans le détail, si Trump devait l’emporter, il devrait y avoir une définition forte des missions de l’OTAN. La France étant dans l’OTAN, il y aurait des conséquences.

Les négociations dans le traité de libre-échange prendront aussi une tournure négative avec Trump ; sceptique mais ouverte dans le cas d’une victoire de Clinton.

Y a-t-il une raison expliquant ce mode de scrutin compliqué et pas forcément très équitable (comme en 2000 où Al Gore remporte le plus de voix mais perd l’élection) ?

Vincent Michelot : L’origine historique du mode de scrutin tient au fait que les Etats-Unis sont un pays fédéral, donc les Américains ne votent non pas au niveau national mais Etat par Etat. La deuxième raison, c’est tout simplement le fait que les pères fondateurs ne souhaitent pas donner au président un pouvoir trop important, craignant que celui-ci devienne un monarque constitutionnel. Les candidats jouent tous les deux selon les règles spécifiques aux Etats-Unis. C’est comme si on disait qu’on a perdu à un match de foot en jouant avec les règles du rugby. En 2000, la situation était exceptionnelle.

Cette majorité dans les suffrages populaires peut aussi se justifier par la règle du winner-take-all, qui veut que dans quarante-huit des Etats américains, celui qui arrive en tête emporte l’intégralité des grands électeurs. Ce qui explique par exemple qu’en Californie, où l’on sait quasiment à l’avance que les démocrates l’emporteront, il y a une faible mobilisation des républicains, car quand bien même leur candidat perdrait de deux points, aucune voix n’irait au candidat républicain. On constate ce type de distorsion dans un certain nombre de grands Etats.

Dernier élément : changer ce mode de scrutin impliquerait un amendement dans la Constitution, une procédure lourde et difficile à appliquer car cela requiert une majorité des deux tiers au Congrès, suivie par une ratification de trois quarts des Etats. Personne aujourd’hui n’est capable de proposer un système alternatif qui soit plus démocratique ou simple.

Y a-t-il encore du suspense ? Hillary Clinton n’est-elle pas déjà sûre de sa victoire ?

Vincent Michelot : Oui, il y a encore du suspense. Certes, Hillary Clinton est favorite, mais dans un certain nombre d’Etats déterminants comme la Floride ou la Caroline du Nord, l’écart entre les deux candidats est extrêmement faible dans les derniers sondages. Si Clinton possède une avance dans les votes anticipés, les politologues et les instituts de sondage sont incapables de prédire le degré de mobilisation d’un électorat qu’il est très difficile de questionner, celui des Blancs non diplômés de l’enseignement supérieur, qui constituent le socle électoral de Donald Trump.

Il y a une forte probabilité pour qu’Hillary Clinton soit élue présidente, mais on rappellera que la situation au 20 janvier 2017 pour Mme Clinton sera très différente selon qu’elle remportera 273 voix ou 330 dans le collège électoral. Il est important pour elle de gagner, mais aussi de l’emporter avec une marge aussi large que possible, notamment pour prévenir des manifestations qui lui dénieraient une légitimité.

Aujourd’hui aux Etats-Unis, les Américains votent aussi pour élire 34 des 100 sénateurs, et là encore on est dans une situation d’égalité parfaite. On peut se retrouver avec une présidence Clinton avec un Sénat à majorité républicaine.

Comment expliquer le fait que les partis annexes (non démocrates ou républicains) ne soient jamais présentés comme des alternatives à des candidats qui ont, comme vous le dites, près de 60 % d’opinions défavorables ?

Vincent Michelot : C’est très simple. Parce que depuis le début de la République américaine, aucun tiers parti n’a jamais gagné une élection présidentielle. Donc quelle que soit la force, l’intérêt que peut porter une tierce candidature, on sait d’avance que ce candidat n’a aucune chance de gagner l’élection. Les tiers candidats aux Etats-Unis sont toujours considérés comme des gâcheurs, des « spoilers ». On sait qu’un tiers candidat peut faire basculer un Etat, mais en aucun cas il ne peut arriver à 270 grands électeurs, le chiffre nécessaire dans le collège électoral.

Si Donald Trump était élu, aurait-il les moyens de ses ambitions et pourrait-il tenir ses promesses (même les plus absurdes) ? Je pense notamment au mur avec le Mexique par exemple.

Vincent Michelot : Dans l’hypothèse où Donald Trump serait élu, il faut distinguer ce qui relève des compétences spécifiques du président et ce qui relève des compétences conjointes du président et du Congrès et il faut ajouter qu’un certain nombre de décisions présidentielles peuvent être soumises à un contrôle de constitutionnalité d’un juge et de la Cour suprême des Etats-Unis.

Sur l’immigration, on rappellera que le président est à la tête de ce dossier, mais encore une fois sous contrôle. Les Irakiens, Afghans, etc., font déjà l’objet de contrôles extrêmement stricts pour l’entrée sur le territoire, et ça, c’est effectivement du ressort d’ordres présidentiels donnés aux services de l’immigration. Mais il n’est pas constitutionnellement possible pour un président de donner l’ordre de refuser l’entrée sur le territoire de ressortissants de quelque pays que ce soit sur la base de leur appartenance ethnique ou religieuse. En d’autre termes, refuser l’entrée aux Etats-Unis d’un ressortissant de quelque pays que ce soit sur la base de sa confession religieuse, n’est pas constitutionnellement possible.

Dans d’autres domaines, par exemple sur celui de la construction d’un mur entre le Mexique et les Etats-Unis, le président Trump n’aurait pas les moyens de forcer le Mexique à payer la construction de ce mur ni de forcer le Congrès à voter les crédits pour la construction du mur en question. Pour autant, de nombreux politiques et observateurs s’accordent pour dire qu’un certain nombre de mesures d’ordre administratif seraient possibles dans le cadre d’une présidence Trump.

Pourquoi l’élection présidentielle américaine provoque un tel engouement chez les Français alors que l’élection présidentielle française à venir ne suscite pas autant d’intérêt ?

Vincent Michelot : On sait malheureusement – ou heureusement – qu’on n’élit pas simplement le président des Etats-Unis mais une personne qui aura sur l’Europe, l’Afrique, l’Océanie, l’Asie, l’Amérique centrale et du Sud un impact, un empire puissant. Ce n’est pas simplement le président qu’on élit mais le président « du monde », même s’il faut mettre des guillemets. Il est donc logique que les Français s’intéressent et souhaiteraient voter, comme il est normal que les Américains ne s’intéressent pas à une élection en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, tout simplement parce que les décisions n’ont pas d’impact sur les Etats-Unis.

En revanche, il faut rappeler avec force que les Etats-Unis sont inquiets du niveau économique faible en Europe, du faible niveau d’intégration de l’Europe et des menaces que font peser sur l’intégration les populismes virulents qu’on peut voir à l’œuvre dans plusieurs pays européens dont la France. Ces menaces sont la source pour les Etats-Unis d’une inquiétude sur la capacité de l’Europe à mettre en œuvre des éléments de défense, et sur le plan économique : une Europe à l’économie anémique est une mauvaise chose pour l’économie américaine.

Lors de l’élection de George W. Bush contre Al Gore en 2000, les résultats très serrés avaient été très longs à être divulgués. Les médias annoncent cette fois que le vainqueur sera connu mercredi matin. Est-ce certain ou y a-t-il un risque que le résultat soit plus complexe, et donc plus long à établir ?

Vincent Michelot : Premièrement, depuis l’énorme controverse qui avait suscité des hésitations sur le résultat en Floride en 2000, les grands médias américains ont mis en place un cahier des charges pour empêcher une annonce de résultat d’un Etat ou d’un autre qui soit contestable.

D’autre part, les médias ne peuvent pas être censurés aux Etats unis et il est impossible d’empêcher tel ou tel média de diffuser des informations qu’il a pu recueillir, notamment par le biais de sondages. Circuleront donc des résultats dans la nuit qui seront contestables.

Pour autant, 98 % des Américains votent aujourd’hui avec des machines à voter dont la transmission des données est très rapide. Sur la Côte ouest, les bureaux de vote ferment entre 19 heures et 20 heures heure locale (entre 1 heure et 2 heures pour nous). Il est possible que nous connaissions le nom de la prochaine ou du prochain président(e) à 3 heures ou au plus tard à 4 heures.

Lors d’un des débats télévisés, Donald Trump avait dit qu’il contesterait l’éventuelle victoire d’Hillary Clinton. Pourquoi refuserait-il d’accepter la défaite, et quels sont les moyens de contestation ?

Vincent Michelot : L’organisation matérielle, juridique et réglementaire des élections aux Etats-Unis relève des domaines de compétence des cinquante Etats fédérés. Cela signifie que chacun des Etats a un code électoral qui fixe les règles (comment comptabiliser les suffrages et les certifier). Ils décrivent aussi les tribunaux qui seront compétents pour déterminer la nature des contentieux électoraux putatifs. Par la suite, le fait pour un candidat qui est battu dans le collège électoral de reconnaître sa défaite en passant au candidat victorieux un appel de courtoisie dans la soirée électorale relève de la tradition américaine et cela a toujours été fait.

Mais si ce soir ou demain, Donald Trump refusait de reconnaître sa défaite et ne passait pas à Mme Clinton cet appel, cela n’aurait aucun effet réel. S’il veut effectivement contester le résultat, c’est Etat par Etat qu’il devra procéder. On peut imaginer qu’il aura recours aux contentieux dans un Etat qui serait déterminant par le nombre de grands électeurs et dans lequel les résultats seraient proches.

On imagine facilement un Trump ouvrant un contentieux en Floride si moins de 2 000 voix séparent les deux candidats et si les 29 grands électeurs sont susceptibles de faire pencher le scrutin dans un sens ou dans un autre. En revanche, il est peu crédible d’envisager que le candidat républicain introduise un recours et aille au contentieux en Pennsylvanie si plus de 20 000, voire 50 000 voix séparent les deux candidats dans cet Etat. Au total, il faut rappeler qu’il n’y a pas de procédure de contestation nationale d’une élection qui se joue dans 50 Etats avec 50 codes électoraux différents.

Que savons-nous de la mobilisation afro-américaine et hispanique ?

Vincent Michelot : En ce qui concerne les Afro-Américains, la mobilisation durant la période du vote anticipé, c’est-à-dire jusqu’à hier, a été légèrement plus faible qu’elle ne l’avait été en 2008 et en 2012. Cela s’explique par deux facteurs différents : le premier candidat afro- américain, Barack Obama, avait suscité en 2008 et 2012 un enthousiasme extraordinaire de la part de cette communauté, et il est très difficile pour Hillary Clinton de mobiliser à ce même niveau.

La deuxième raison, plus technique, tient au fait qu’un certain nombre d’Etats gouvernés par des républicains conservateurs ont mis des limites et des contraintes plus fortes à l’exercice du vote anticipé auquel les Afro-Américains avaient eu recours en 2008 et 2012. On en conclut donc qu’Hillary Clinton arrivera à un niveau de mobilisation des Afros-Américains similaire, voire supérieur, à celui d’Obama en 2012.

En ce qui concerne les Latinos, on note un signal très fort : celui de l’inscription massive sur les listes électorales d’électeurs latinos, inscriptions dont le nombre a explosé, notamment en Floride et dans l’Arizona. Et on sait que ce sont des Etats cruciaux. Si ce soir, Mme Clinton est élue présidente, elle le devra sans aucun doute à une très forte mobilisation de l’électorat latino qui va rattraper voire doubler l’électorat afro-américain au sein de l’électorat américain.