Pour la remise de son diplôme du baccalauréat, Soumaya A. avait choisi une tunique grise, un legging noir et une veste longue assortie. Sur ses cheveux tirés en arrière, elle avait soigneusement arrangé un foulard bleu clair. Le tissu lui couvrait la tête mais pas complètement le cou. « J’avais testé une nouvelle manière de l’accrocher pour l’occasion », se rappelle cette étudiante de 19 ans. Un mélange d’excitation et d’appréhension l’habitait ce matin-là. C’est la première fois que ses camarades de son ancien lycée de Seine-Saint-Denis allaient la voir avec son hijab.

La cérémonie initialement prévue avait été annulée en raison des attentats du 13 novembre 2015 survenus tout juste une semaine plus tôt. Les anciens élèves étaient simplement invités à retirer leur diplôme. Avant de venir chercher le leur, Soumaya et son amie Sirine, qui porte elle aussi le foulard depuis la fin de sa scolarité, avaient contacté l’administration pour s’assurer que leur voile ne poserait pas de problème. Légalement, la question ne se posait pas car en tant qu’anciennes élèves, elles n’étaient plus soumises à la loi de 2004 qui interdit le port du voile à l’école. Mais les deux amies redoutaient des complications « parce que le voile pose toujours problème », estime Soumaya avec fatalisme. Et puis les récents attentats ajoutaient au climat de défiance envers les musulmans.

« Humiliée »

Bonne surprise : leur tenue ne posera « a priori aucun souci », leur répond le secrétariat de l’école. Le lendemain, Soumaya se rend donc au lycée l’esprit léger. Mais en arrivant devant la grille de l’établissement, elle déchante : Sirine, arrivée la première, lui apprend qu’elle a dû retirer son hijab pour obtenir son diplôme. Elle est dévastée, se sent « humiliée » d’avoir dû se découvrir.

Quand la proviseure demande à Soumaya de faire de même, elle refuse. Pas question pour elle de « céder face à une injustice », même pour s’éviter une scène devant les six classes de terminales venues chercher leur diplôme. « C’était une question de principe. Je savais que j’étais dans mon droit », affirme-t-elle déterminée. En face, la proviseure ne lui oppose que des arguments qu’elle juge « incohérents » : « Elle me répétait que c’était son lycée et que c’était donc ses règles qui s’appliquaient. » L’incident se termine sans être clos. La proviseure tourne les talons, laissant Soumaya en larmes devant le lycée. Contacté par Le Monde, l’établissement a refusé de s’exprimer sur cette affaire.

Crainte de représailles

Soumaya a tout de suite voulu porter plainte. Mais son père s’y est opposé par crainte de représailles envers ses filles encore scolarisées dans cette école. C’est aussi pour cette raison que le lycée en question ne sera pas nommé dans cet article. Ne pas pouvoir agir face à cette injustice n’a fait que renforcer sa colère : contre sa proviseure qui n’était pas dans son droit, contre son père qui n’a pas voulu se battre. Comble de l’« incohérence », Soumaya a pu pénétrer dans l’établissement le lundi suivant la remise des diplômes pour retirer le sien. Avec son hijab. « Je ne sais pas quoi faire de tout ça », soupire-t-elle. Le soutien que lui ont manifesté quelques-uns de ses anciens professeurs a contribué a apaiser sa rancœur. Rendre son histoire publique est également une étape.

Car c’est à contrecœur qu’elle a suivi la décision de son père. Question de génération. Tunisien d’origine, c’est par le travail et la discrétion que, lui, conçoit l’intégration. Il a d’ailleurs choisi de scolariser ses six filles, dont il a la garde depuis son divorce d’avec leur mère, dans un établissement privé catholique, gage, pour lui, d’un haut niveau d’enseignement.

Aujourd’hui, sa fille aînée est ingénieure dans une entreprise de télécommunications, la deuxième est interne en médecine, Soumaya entame une école d’infirmière. Les trois petites sont encore à l’école. Mais ses filles, qui sont nées et ont grandi en France, ont moins de scrupules à « faire des vagues » et réclament d’être acceptées pour ce qu’elles sont, y compris la partie musulmane de leur identité.

Deux visions pour deux générations

Avec sa mère aussi, il y a deux visions pour deux générations. Toutes deux portent le voile, mais elles n’ont jamais abordé le sujet ensemble. « Nos parcours ne sont pas comparables. Elle a grandi en Tunisie, pour elle, c’était presque automatique de se voiler, pour moi c’était un vrai choix parce que je savais que ça risquait de poser problème pendant mes études ou pour trouver du travail. » L’expérience de ses deux grandes sœurs confirme son intuition, toutes deux portent le voile mais sont obligées de le retirer sur leurs lieux de travail. Une situation particulièrement difficile à vivre pour elles : « On a le sentiment qu’on veut bien de nous à condition que l’on renonce à une partie de ce que l’on est », confie Anais (le prénom a été changé), l’aînée.

En Seine-Saint-Denis, où vivent beaucoup de familles issues de l’immigration maghrébine, nombreuses sont les jeunes filles qui portent le voile islamique. Le père de Soumaya qui a transmis sa foi à ses filles, les a toujours mises en garde contre le fait de le porter par conformisme. « Il nous a dit de ne jamais le faire pour quelqu’un d’autre que pour nous-mêmes, sinon on en serait malheureuses », a retenu Soumaya. Elle a manifesté son envie de porter le voile « dès la puberté », se rappelle Anais.

« J’ai toujours respecté les règles »

Pour Soumaya, le voile est une obligation. Le porter est « une façon de me rapprocher de Dieu et de l’idéal de la femme ». Elle l’a d’abord mis épisodiquement, uniquement les week-ends, sur les conseils de sa famille qui voulait lui épargner d’avoir à le retirer tous les matins avant d’entrer à l’école. Ses deux grandes sœurs l’ont fait et ne l’ont pas bien vécu. Si la loi n’interdit pas le port de signes religieux dans les établissements privés, celui-ci ne l’autorisait pas. Arrivée en terminale, elle est sûre de vouloir le porter « pour de bon », mais s’interroge sur le meilleur timing. Après son bac ? Après ses études supérieures ? Une fois qu’elle aura trouvé un travail ?

Elle sautera finalement le pas « tout naturellement », après la dernière épreuve de son baccalauréat : sortie du secondaire, elle n’est plus soumise aux restrictions de la loi de 2004, alors pourquoi attendre encore ? Elle le porte tous les jours depuis. Ses études, en école d’infirmière, lui permettent pour l’instant de le garder.

Aujourd’hui, un an après l’incident du lycée, la colère est retombée mais elle en garde un souvenir amer. « Je ne vais pas taxer la proviseure de raciste, d’islamophobe, parce que ce n’est pas vrai. J’ai été acceptée dans ce lycée. Pendant ma scolarité, tout s’est bien passé », nuance Soumaya. Ce qu’elle ne digère pas, c’est d’avoir été discriminée alors qu’elle a « toujours respecté les règles ». « On a tout simplement bafoué mes droits », conclut-elle.