« Ce n’est pas le président le plus puissant de la planète qui va être élu, c’est juste le président des Etats-Unis. Aujourd’hui, le président chinois a plus de pouvoir », lance Ismaïla, ancien du département d’anglais de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. La scène se passe lundi 7 novembre, veille de la présidentielle américaine, durant le cocktail de vernissage d’une exposition dans les jardins du musée de l’IFAN, place Soweto. Derrière Ismaïla passe, impassible et mutique, le représentant de l’ambassade américaine de Dakar, qui préfère reprendre un verre de bissap.

« De toutes façons, depuis Obama, on a compris que le président américain ne gérait que les intérêts américains et rien d’autre. Le problème avec Trump, c’est son discours sur les migrants. Tu te rends compte que l’argent en provenance des Sénégalais de l’étranger représente trois fois plus que l’aide publique au développement dans notre pays. A New York, il y a même un quartier qui s’appelle Little Senegal. » Quoi qu’invérifiables, ces chiffres illustrent dans les esprits sénégalais les effets d’une « économie de la débrouille » mondialisée, qui passe sous les radars des chiffres officiels. Surtout, l’effet Obama est largement retombé en Afrique. Il est loin le temps où l’on voyait des plages baptisées « Obama Beach » comme à Conakry en 2008.

D-Day à Dakar

Le hasard du calendrier a voulu que le jour des élections américaines, le président Macky Sall ait souhaité inaugurer en personne le colloque du Cinquantenaire du premier Festival des arts nègres : mémoires et actualités (1966-2016), plutôt que d’ouvrir un gigantesque séminaire sur l’économie minière. L’image est d’autant plus forte qu’en plus d’un président sénégalais soucieux de manifester son attachement à l’héritage culturel senghorien, la scène se joue en présence de Walter Carrington, Afro-Américain qui fut volontaire du Peace Corps au Sénégal en 1966 avant de devenir dans les années 1980 ambassadeur des Etats-Unis à Dakar et de faire le voyage aujourd’hui pour assister au Cinquantenaire. Installé à côté de Walter Carrington, le sourire « Ultrabrite » du représentant actuel de l’ambassade cache le malaise conscient de la diplomatie américaine en Afrique : « Vous ne voulez qu’un diplomate vous dise ce qu’il pense ? », lance-t-il sous forme de boutade pour faire avorter les questions liées à la présidentielle dans son pays. Le décalage horaire, ou plus précisément en ce jour spécial le jet lag entre Dakar et Washington se fait sentir, à quelques heures du dépouillement des urnes. Surtout une semaine après la tenue des premiers Ateliers de la pensée à Dakar, avec Achille Mbembe, Felwine Sarr et Souleymane Bachir Diagne.

Pas de soirée électorale américaine à Dakar dans la nuit, mais un alizé marin venu de l’ouest qui défrise le lendemain matin. Deux événements, qui s’ignoraient jusqu’au 9 novembre, se télescopent malgré eux. L’écho de l’élection de Donald Trump prend un sens tout particulier à Dakar, car les commémorations du Cinquantenaire du Festival des arts nègres accueillent comme invités américains... des universitaires Afro-Américains. Harvey, historien à Harvard présent au Festival de 1966, ne mâche pas ses mots un demi-siècle plus tard à Dakar : « Que diriez-vous si Le Pen arrivait au pouvoir en France ? »

Wole Soyinka et le fantôme de Senghor

Le célèbre écrivain nigérian Wole Soyinka, premier Noir africain prix Nobel de littérature en 1986, était un adversaire affiché de la négritude senghorienne. Retenu outre-Altantique, il a tenu à délivrer un message à la cérémonie d’inauguration mardi. Le mercredi, écœuré, il annonce sa volonté de quitter les Etats-Unis.

Derrière cette émotion, des voix s’élèvent pour relativiser : Ousmane Sène, directeur du West African Research Center (WARC) de Dakar annonce dans le quotidien Le Soleil que les relations sénégalo-américaines ne devraient pas changer. Mais, par-delà cette dimension bilatérale et étatique, Dakar est redevenue pour trois jours le creuset d’une parole afro-américaine qui a pourtant si longtemps dénoncé, avec Wole Soyinka, la négritude de Senghor. Dans ce contexte, le film documentaire sur Wole Soyinka qui explique sa critique de la négritude, projeté pour la première fois sur le continent jeudi, résonne de manière inédite... Une ruse (senghorienne) de l’Histoire, comme héritage inattendu du Festival de 1966 cinquante ans plus tard ?

Mamadou Diouf, professeur sénégalais d’histoire à l’Université Columbia à New York, conclut à la tribune sur la nostalgie senghorienne, à la lumière de la controverse qui avait opposé Senghor à Cheikh Anta Diop, « deux crocodiles dans la petite mare sénégalaise » : « Engager la discussion avec Senghor, ce n’est pas seulement la contester. C’est avoir une opinion informée de l’engagement. » Par-delà les divergences, l’assistance africaine et afro-américaine s’accorde à reconnaître que la principale force de Senghor aura été d’être autant, sinon plus, un intellectuel qu’un politique.