« La Petite Fille et la cigarette », de Sylvain-Moizie. | La boîte à bulles

Fumer tue

Désiré Johnson, condamné à mort, n’en démord pas. Le directeur de la prison a beau lui faire valoir que l’établissement est non-fumeur, que le tabac est un poison pour l’humanité, sa dernière volonté est de fumer une cigarette.

Benoît, employé à la Cité administrative dont une partie des bureaux a été transformée en crèche, a pris l’habitude de s’en griller une en douce dans les cabinets du 3e étage. Un jour, il oublie de fermer le verrou et une fillette le surprend. Le voilà convoqué à la direction des ressources humaines où on lui demande : « Es-tu allé aux toilettes avec une petite fille ? ».

Or, dans ce pays qui est presque le nôtre, la peine de mort a été rétablie pour les meurtres de policiers (dont Désiré est accusé), le piratage informatique et les « crimes contre l’enfance ». Les deux hommes sont défendus par maître Pataki – plutôt « maîtresse », elle préfère –, avocate commise d’office que ses confrères ont surnommée Mort subite en référence au sort de tous ses clients. Avec l’aide des communicants de la Compagnie générale des tabacs, parviendra-t-elle à sauver ceux-là ?

Pour adapter en bande dessinée La Petite Fille et la cigarette (Fayard, 2005), fable grinçante de Benoît Duteurtre, Sylvain-Moizie a outré les trognes et rendu son trait rageur. Une mise en couleurs en aplats pâles donne un côté rétro à cette dystopie drôle et terrifiante qui conspue pêle-mêle la mièvrerie consensuelle, la télé-réalité et le culte de l’enfant-roi. Anne Favalier

La Petite Fille et la cigarette, de Sylvain-Moizie, La boîte à bulles, 224 pages, 24 euros.

« Mutts. Dimanches matin », de Patrick McDonnell. | Les Rêveurs

Comme chien et chat

Depuis l’arrêt de Calvin & Hobbes, en 1995, beaucoup d’auteurs de bande dessinée ont essayé d’occuper la place laissée vide par ce strip universel, sommet d’humour et de poésie créé par Bill Watterson. Si peu y sont parvenus, Patrick McDonnell est sans doute celui qui s’en est plus approché avec Mutts (« cabots » en anglais), une série animalière lancée un an auparavant, devenue depuis l’une des plus populaires dans le genre (700 journaux la publient dans 20 pays, mais pas la France). Mooch, un chat ayant un cheveu sur la langue, et Earl, un chien très attaché à son maître au point d’ingurgiter les mêmes repas que lui, sont les principaux personnages de cette ménagerie douée de parole où fraient poissons rouges, piverts, lapins et autres crabes. A mi-chemin entre Tex Avery pour leur côté loufoque et Krazy Kat pour leur dimension philosophique, les interactions entre les uns et les autres exaltent la fraternité et l’ordinaire du quotidien, quelque part dans une banlieue anonyme du New Jersey où rien ne paraît plus important dans la vie que de jouer tout l’après-midi avec une chaussette rose. Frédéric Potet

Mutts. Dimanches matin, Patrick McDonnell, Les Rêveurs, 124 pages, 15 euros.

« Monsieur désire ? », d’Hubert et Virginie Augustin. | Glénat

Maître et servante

Londres, 1840. La reine Victoria a entamé son (long) règne trois ans plus tôt, une nouvelle ère s’ouvre pour la prospère Angleterre. Vivant seul dans sa demeure grouillant de domestiques, un jeune lord d’à peine 25 ans trompe l’oisiveté, privilège de son rang, par des expéditions libertines qui le font rentrer chez lui au petit matin dans un sale état. Arrivée récemment à son service, une servante au visage ingrat devient la confidente de ses exploits d’alcôve, ce qui l’expose à la jalousie de ses collègues, inféodés à leur « maître ». La décadence mal assumée de celui-ci et la compassion vertueuse de la petite soubrette vont s’épouser et se heurter dans ce récit délicatement raconté, sur fond de rapports de classe entre nantis et employés de maison. Le scénariste Hubert a ciselé des dialogues d’une grande tenue littéraire pour décrire un monde fracturé où la condition sociale ne fait pourtant pas tout. Aux contraintes du huis clos, la dessinatrice Virginie Augustin a opposé, elle, une mise en scène dynamique et inventive d’où émerge, au fil des pages, la personnalité d’une jeune femme éprise de liberté. D’une héroïne, tout simplement. F. P.

Monsieur désire ?, d’Hubert et Virginie Augustin, Glénat, 128 p., 17,50 €.

« Les Enfants de la Baleine », d’Abi Umeda. | Glénat

A bord du vaisseau d’argile

Héritier des histoires du Studio Ghibli et petit frère de Nausicaä de la vallée du vent, le manga Les Enfants de la Baleine, série poétique sans angélisme, est arrivé sans fanfare dans les librairies françaises au début de l’année. Le tome V, paru le 2 novembre, confirme pourtant qu’il fait partie des plus belles sorties de l’année.

Cette série de science-fiction raconte l’histoire des quelque 500 habitants d’un vaisseau d’argile, La Baleine de glaise, îlot voguant sur l’océan de dunes qui recouvre désormais la planète. Certains des passagers ont reçu un pouvoir psychique, le « saimia », qui leur donne d’incroyables capacités mais les condamne à mourir très jeunes. Parmi eux, le narrateur, Chakuro, un jeune scribe qui consacre ses journées à compiler des archives. Voilà plusieurs siècles qui ni lui ni ses camarades n’ont vu le reste du monde ou un étranger. Ils mènent une vie paisible et frugale jusqu’au jour où, à l’horizon des flots de sable, ils aperçoivent un autre navire.

Au fil des pages délicatement travaillées par la mangaka Abi Umeda, les héros affronteront la guerre, le deuil, le mépris des autres et découvriront les racines de leur communauté. A grand renfort de détails, tant dans le dessin que le mode de vie des personnages. Pauline Croquet

Les Enfants de la Baleine, tome V, d’Abi Umeda, traduit du japonais par Karine Rupp-Stanko, Glénat, 192 p., 6,90 euros

« La Vie à deux », de Gilles Dal et Johan de Moor. | Editions du Lombard

Clichés du cœur

Parions que cet album, avec sa couverture à l’eau de rose bonbon et son intérieur truffé de cœurs rutilants et de parachutes émotionnels, pourrait à lui seul réveiller Eros et Agapè, charmer la Mignonne de Ronsard, réconcilier les Capulet et les Montaigu et combler n’importe quelle Lolita. Ni tout à fait la suite, ni tout à fait la fin de leur Cœur glacé paru il y a deux ans, La Vie à deux des acolytes belges Johan De Moor et Gilles Dal poursuit l’exploration de la carte plus ou moins tendre de la passion – ou de la trahison, c’est selon. Leur cœur de cible ? Le cœur lui-même, dont on dit qu’il « donne un sens à la vie ».

S’effeuillant un peu, beaucoup, passionnément, ce nouvel opus non narratif propose une déambulation parmi les métaphores et les clichés du genre. A chaque pétale, son coup de foudre et ses discussions envolées sur canapé ; à chaque épine, son lot de disputes et ses ruptures inévitables.

Cet abrégé du tempérament amoureux appuie son propos en exploitant un champ graphique qui fait se caramboler collages, reproductions d’affiches et de photos, crayonnés, gouache ou encore pastel. Des « 10 commandements amoureux » aux « 10 passages obligés de toute relation », du château courtois aux gondoles à Venise, des tableaux romantiques aux saynètes de Disney, des vers de Musset aux refrains de chansons populaires, les auteurs auscultent tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur l’amour sans même qu’il soit besoin de le demander ! Cathia Engelbach

La Vie à deux, de Gilles Dal et Johan De Moor, Le Lombard, 64 pages, 14,99 euros.

« Secret de famille », de Bill Griffith. | Delcourt

La vie de sa mère

Lorsque, quinze minutes seulement après la mort de son père, sa mère lui avoue sans détour qu’elle a eu une aventure extraconjugale durant plus de seize ans, Bill Griffith n’en croit pas ses oreilles. Et quand il découvre que son amant n’était autre que Lawrence Lariar, illustrateur, scénariste, auteur de polars, éditeur, touche-à-tout prolifique, le prétexte est trop beau : l’homme va se livrer à une véritable investigation, bien décidé à lever le voile sur cette relation restée tant d’années dans l’ombre.

Pour composer son premier roman graphique, Bill Griffith, dessinateur de presse aguerri (The New Yorker, National Lampoon…) et père du comic strip Zippy the Pinhead, a remonté les branches de son arbre généalogique et méticuleusement rassemblé les pièces d’un immense puzzle. Issu d’un long processus de recréation de strips, planches et couvertures de Lawrence Lariar, et de retranscription de pages de nouvelles et journaux intimes de sa mère, son Secret de famille est un album qui s’ouvre comme une boîte aux trésors.

Sous les figures maternelle et paternelle, l’auteur redonne surtout souffle à celui dont la vie s’était jusqu’à présent écrite à l’encre invisible. Il recrée ainsi sa propre histoire familiale, interrogeant la filiation, tout en fournissant un témoignage inestimable sur l’histoire de la bande dessinée américaine, de la naissance des comic books, en 1934, jusqu’à la fin des années 1970. C. E.

Secret de famille. Une histoire écrite à l’encre sympathique, de Bill Griffith, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Bertrand, Delcourt, 208 pages, 15,50 euros