Christophe Carrier a supervisé les niveaux de « Dishonored 2 ». | William Audureau

Il a un T-shirt Alien, un look de « biker » et une voix d’ours câlin au tutoiement rocailleux. Christophe Carrier est l’un des trois fondateurs d’Arkane, le studio lyonnais à l’origine d’un des meilleurs jeux vidéo de fin d’année, le jeu d’aventure Dishonored 2. Sorti sur PlayStation 4, Xbox One et PC vendredi 11 novembre, il a déjà marqué les esprits par la puissance esthétique de sa ville. M. Carrier est en charge de la supervision des niveaux, avec une tâche insoupçonnée : transformer son urbanisme fascinant en cour de récréation pour le joueur.

Dishonored 2 - Official Launch Trailer
Durée : 01:54

Dans un jeu aussi riche visuellement que Dishonored 2, comment les créateurs de niveaux, les « level designers », dialoguent-ils avec les artistes chargés de l’esthétique et de l’urbanisme de la ville ?

En fait, la conception des niveaux, leur idée générale, est liée à l’histoire. On veut savoir où ça se passe, à quoi ça ressemble, quel est le climat, etc. Une fois que ceci est défini, on décide des lieux dans lesquels on va aller, comme un musée, ou que sais-je, et ce de manière collégiale : chacun apporte son envie.

Notre particularité chez Arkane, par rapport au reste de l’industrie, c’est que nous avons deux corps de métier : les « level architects » [architectes de niveaux], qui dépendent de l’artistique, et les « level designers » [concepteurs de niveaux], qui dépendent du game design, qui travaillent physiquement à côté. Ainsi, durant tout le projet, ils sont constamment en train de négocier, chacun pour défendre sa chapelle. Parfois le level architect prend la « map » pendant une semaine et le level designer lui dit, « écoute c’est super mais moi j’ai besoin d’un trou ou de telle hauteur sur ce mur-là ». C’est tous les jours un compromis entre les deux.

Dans « Dishonored 2 », le joueur est à la fois touriste d’une ville extraordinaire et héros aux possibilités sans limites. | Arkane

Dans la constitution de l’univers, quels sont les éléments auxquels vous êtes sensibles ?

Ce n’est pas facile car c’est plein de petits détails. J’adorerais avoir chez moi des objets qui ont été designés par nos mecs – c’est super beau, ça va du cendrier à la machine à écrire. Chaque objet a une identité, est « designé » de manière fine. Mais peut-être que dans la vie de tous les jours ils ne seraient pas pratiques à utiliser. Or dans le jeu vidéo, une facette du design c’est aussi de faire en sorte qu’un objet soit pratique pour ce que tu en attends.

Il y en a certains, on s’en fout, parce que bon, une machine à écrire, ça sera toujours une machine à écrire. Par contre une vanne, ou un petit levier sur le côté, quand je la vois, j’ai envie de l’actionner. En tant que joueur, je suis habitué à ce genre d’interactions ! Alors si d’un côté j’ai un levier que je peux actionner et un autre non, ça ne va pas, je n’ai plus confiance dans l’environnement. Pareil pour un tiroir, une poignée, etc. Il faut que l’univers soit cohérent, que chaque objet qui ait l’air actionnable soit actionnable.

C’est quelque chose qui s’appelle l’« affordance ». En design, la fonction d’un objet doit être exprimée par la forme même de l’objet. Du coup, quand les artistes nous envoient un objet en 3D, nous, on l’analyse à travers ce filtre-là.

Il faut donc marier la dimension esthétique, la forme, et le fonctionnel, l’interaction. Ce n’est pas un peu mission impossible des fois ?

Je ne vois pas en quoi cela peut être contradictoire. D’un côté tu as une ville qui a une identité très forte. Mon boulot, c’est de faire en sorte que le joueur soit à l’aise dans cet univers-là, qu’il ne soit pas perdu, qu’il sache où aller, qu’il ait des repères en rapport avec la vie normale.

C’est d’ailleurs pour ça que pour moi, une grande part du level design c’est de la psychologie – il ne faut pas que ce soit trop fantastique, sinon on n’y croit plus, on ne sait plus ce qu’on peut faire, et ça paralyse un peu. Il faut que cette ville à l’identité hyperforte soit confortable. Souvent le « suspension of disbelief », la suspension de l’incrédulité, c’est ça : tu pars d’un truc incroyable, mais tu suspends ton incrédulité, tu dis : ça, ok, je veux bien, j’accepte. Mais si sur le chemin il y a trop de trucs incroyables, pfff, tu lâches. Dans les années 2000, il y avait Le Seigneur des anneaux, des films de superhéros, de fantasy, etc., avec un cadre incroyable, mais tout a l’air réaliste, tout fonctionne.

Les artistes d’Arkane ont apporté un soin important aux détails de l’univers. | Arkane

A défaut de réalisme interne, il faut donc arriver à une sorte de cohérence interne ?

Oui, exactement. Ces films sont arrivés à rendre cohérentes les caractéristiques les plus folles des superhéros. Par exemple l’homme-araignée, tu y crois. Tu te dis : « Ok, il s’est fait piquer par une araignée, ça se tient, même si c’est invraisemblable. » Mon objectif, c’était donc de rendre le monde de Dishonored 2 fonctionnel, cohérent, et qu’il ait l’air d’un vrai monde qui vit. Il faut que les portes qui ont l’air de vraies portes soient ouvrables, que quand il y a une corniche et que tu as l’impression que tu peux aller dessus, tu puisses effectivement, et non que tu glisses parce qu’elle est trop étroite.

Le « confort » du joueur, c’est donc ce qui relie l’expérience ludique et esthétique dans un jeu vidéo ?

Oui, tout à fait. On veut que le joueur découvre un nouvel environnement dont il soit admiratif, mais qu’au bout d’un moment, il se familiarise avec celui-ci et qu’il le comprenne. C’est ça, le boulot du level design. Que le joueur comprenne son environnement et s’y sente, non pas en sécurité, car il n’y aurait pas d’émotion, mais qu’il se sente en confiance. Si tu vois une fontaine, tu l’actives, de l’eau coule. Ça ne sert absolument à rien, mais le joueur peut boire de l’eau. Il le fera une fois, pas plus, mais il sait que la ville répond à ses attentes. C’est pour ça que les gens disent que dans Dishonored 2 la ville a une vraie identité. Ce n’est pas seulement parce que la ville est belle. C’est aussi parce qu’elle vit.