« Dishonored 2 ». | Arkane

Pas facile de se reconvertir à l’issue d’une brillante carrière d’assassin. Après les événements du premier Dishonored, Corvo Attano, lui, a trouvé un petit job en tant que chef de la garde impériale. Quinze années se sont écoulées depuis qu’il a sauvé la cité industrielle de Dunwall de l’anarchie dans laquelle l’avait plongée une petite caste de notables. Quinze ans qu’il a installé sa fille, la jeune Emily Kaldwin, sur le trône de l’Empire qui lui revenait de droit.

Entre-temps, la gamine est devenue adulte. L’assassin, lui, a vieilli : dans le monde du jeu vidéo, cela veut dire qu’il s’est laissé pousser la barbe. Et pour la seconde fois, l’Empire vacille, cette fois par la faute d’une tante un peu sorcière dotée d’une vision très personnelle de l’ordre de succession. Une menace qu’il faudra aller traquer loin de la très victorienne Dunwall, jusqu’aux rivages méditerranéens mais tout aussi Belle Epoque de l’île de Serkonos.

Des têtes qui tombent

C’est l’autre nouveau personnage du jeu, avec Emily : la ville serkonienne de Karnaca. Comme Dunwall, cette cité corrompue est depuis longtemps devenue le jouet exsangue de sa noblesse locale. Il règne dans l’air un parfum proto-révolutionnaire : ça tombe bien, des têtes vont tomber.

Avant de parler du principe même du jeu, il faut s’attarder sur Karnaca et son architecture. Car elles sont l’épine dorsale du jeu, le bac à sable dans lequel le joueur s’ébrouera pendant une quinzaine d’heures.

Poussiéreux, écrasés de soleil (et d’impôts), les différents quartiers de Karnaca ont été modélisés avec un soin maniaque par les « level architects » du studio lyonnais Arkane qui, davantage qu’un simple tissu urbain labyrinthique et non-linéaire, ont tenté de reproduire une ville fantasmée, terreau nécessaire à l’immersion. « Reproduction » s’entendant ici quasiment au sens pictural du terme : chaque bâtiment, chaque pièce, chaque scène a des allures de tableaux, sublimés par un art consommé de la mise en lumière.

Malheureusement, cette richesse graphique et cette incroyable cohérence se payent : sur certains PC, le jeu affiche des problèmes de fluidité qui attendent d’être corrigés. Sur console, la longueur des chargements est d’autant plus pénalisante que Dishonored est un titre qui favorise l’expérimentation et la répétition.

Pour autant, ce ne serait pas rendre justice à Dishonored 2 que de le traiter comme une nature morte : dans les rues de Karnaca, tout est vivant – et fonctionnel. Les robinets peuvent être ouverts, les bouteilles ramassées (et jetées), les rats chassés, les réveils remontés. Et c’est loin d’être innocent : l’objet le plus anodin peut devenir l’instrument de votre vengeance.

« Dishonored 2 ». | Arkane

Viscéral mais intelligent

La plupart des neuf missions de Dishonored 2 commencent dans les faubourgs populaires d’un quartier de Karnaca. Votre objectif : une cible à abattre, ou du moins à neutraliser, retranchée derrière les épaisses murailles d’un palais, ou dans la noirceur d’un hôpital désaffecté. Entre vous et la cible, des dizaines de gardes et de systèmes de sécurité rétrofuturistes. Soit autant de décisions épineuses à prendre.

Car dans Dishonored 2, le joueur peut, à sa discrétion, se prendre pour un meurtrier aux méthodes expéditives et directes, prêt à tout pour venger sa fille, son père, et son Empire ; pour un assassin sans pitié, rapide, agile et insaisissable ; pour un justicier à la Batman, prompt à neutraliser les affreux mais sans jamais verser une goutte de sang ; ou encore pour une ombre furtive, qui évite carrément tout contact avec l’ennemi.

En d’autres temps, Arkane s’est rendu responsable de l’excellent Dark Messiah of Might & Magic. Dishonored 2 renoue avec ses combats nerveux, très physiques, agrémentés ici de gerbes de sang bien gores. Il faut le dire : assassiner, yeux dans les yeux, couteau dans la carotide, un garde, une sorcière voire un civil, a rarement été montré avec autant de complaisance.

Mais heureusement, Dishonored 2, ce n’est pas que ça. Car la série des Lyonnais convoque aussi le souvenir de Thief, dont le héros, déjà, n’avait pour réelle arme que sa discrétion. Pour chapeauter cette suite, le studio a d’ailleurs fait appel à l’Américain Harvey Smith, qui avait justement travaillé sur le troisième Thief. Bonne pioche.

Le choix au cœur du jeu

Comme les précédents jeux de Harvey Smith, Deus Ex en tête, Dishonored 2 est avant tout une œuvre sur le choix. Un titre qui questionne le joueur plus qu’il ne le « challenge ». En lui proposant par exemple, d’emblée, d’incarner Corvo ou sa fille Emily. De décider s’il veut finir l’aventure avec ou sans pouvoirs. Puis s’il veut se montrer violent ou discret. Invisible ou agressif. Quelle combinaison de capacités il va élaborer, quels objets il va exploiter, quelles ruelles il va arpenter.

C’est un jeu qui interroge, non pas les valeurs morales du joueur, mais sa façon d’agir et d’être dans le monde. Dishonored 2 est l’opposé d’un jeu cérébral : c’est un jeu purement viscéral, un jeu du choix par l’action, qui invite le joueur à innover, quelque part entre Assassin’s Creed, Maman j’ai raté l’avion et MacGyver.

Comme dans le premier Dishonored, Corvo peut ainsi ralentir le temps, invoquer une nuée de rats, projeter son esprit dans un animal ou un autre humain, et surtout, se servir du génial « clignement » pour sauter d’un toit à l’autre. C’est cette capacité de téléportation à courte distance qui fait tout le sel de Dishonored, en lui permettant de s’élever au-dessus de sa simple condition de jeu d’infiltration pour laisser – encore – le joueur s’approprier l’architecture de la ville et ainsi ne plus se cantonner au plancher des vaches où végètent les héros de jeux ternes.

Dishonored 2 | Arkane

« Stylerun »

Mais cette fois, le joueur pourra aussi préférer à Corvo sa fille Emily, aux pouvoirs certes difficiles à maîtriser mais si puissants qu’ils menacent volontairement de casser les règles du jeu. La jeune impératrice monte-en-l’air peut, en vrac, tirer des objets à elle, se transformer en panthère d’ombre, ou « relier » des adversaires par la pensée de façon à ce que toute action qui touche l’un touche immédiatement les autres.

On voit déjà fleurir sur Youtube des sortes de « styleruns », dans lesquels des joueurs terminent Dishonored avec élégance et créativité, comme il existe des « speedruns », concours de vitesse pour cyber-athlètes pressés de finir un jeu en un temps record.

Cela dit, au-delà de la performance, c’est bien là que naît la beauté d’un titre comme celui d’Arkane, tellement riche qu’il n’est pas délirant de penser que le joueur puisse en faire émerger, par accident, des fonctionnalités que n’auraient même pas prévues les développeurs, conférant ainsi, l’espace d’un instant, la fugace illusion qu’il n’y a pas de règles et donc, plus de jeu. Seulement le joueur, et l’histoire qu’il se raconte.

Force et faiblesse

C’est la (grande) force mais aussi la (petite) limite de Dishonored 2 : il y a tellement de chemins alternatifs pour arriver à ses fins qu’il n’y a même plus vraiment de chemin « principal » dont le joueur un peu fanfaron et anticonformiste pourrait prendre plaisir à s’écarter.

Sauf que dans cette optique de lui offrir l’apparence d’une liberté absolue, l’hyper-violence dans laquelle le joueur peut se complaire, sans y être jamais obligé, trouve presque du sens. C’est justement parce que, confiant en l’imagination du joueur, Dishonored 2 permet le pire qu’il rend infiniment gratifiant le meilleur.

« Un gentleman, c’est quelqu’un qui sait jouer de la cornemuse mais n’en joue pas », disent les Anglais. Dans Dishonored 2, une Emily (ou un Corvo) qui a du style, c’est celle qui sait qu’elle peut tuer tous ses ennemis d’un battement de cils, mais préférera déployer des trésors d’imagination pour ne pas le faire.

En bref

On a aimé :

  • L’univers graphique, magnifique
  • Ce mélange toujours aussi maîtrisé entre action et discrétion
  • Une certaine vision du jeu vidéo, à la fois viscéral et expérimental

On n’a pas aimé :

  • Les temps de chargement à rallonge sur console
  • Les soucis d’optimisation sur PC
  • A force de laisser les mains libres au joueur, Dishonored 2 oublie un peu que le plaisir naît aussi de la frustration

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous avez aimé Deus Ex, Thief, le premier Dishonored et MacGyver
  • Vous aimez pouvoir jouer à votre façon
  • Vous avez déjà une marinière Armor Lux et un mixeur Moulinex et vous souhaitez compléter votre collec’de produits made in France

Ce n’est plutôt pas pour vous si…

  • La vue du sang vous répugne
  • A moins que vous ne soyez prêts à jouer autrement

La note de Pixels :

145 façons d’envisager chaque mission sur 152