On peut aborder le douzième roman de Tierno Monénembo par une phrase, presque au milieu du livre : « Le jour où je vis pour la première fois mes règles, je courus chez le docteur Rachid pensant que je venais d’attraper le cancer. » C’est la narratrice qui parle, qui interpelle un homme, vocatif par lequel elle se construit tout au long du récit qu’elle fait de sa vie – en partant de rien, puisque Bled s’ouvre sur cet aveu : « Je ne sais pas où je me trouve, Alfred. »

Si la phrase que l’on a citée arrête, c’est bien évidemment parce qu’on attend plutôt le verbe « avoir » que « voir », ou à la rigueur quelque chose de l’ordre de la sensation, de la douleur. Mais « voir » plutôt que « ressentir » ce qui se passe dans son corps est tout à fait cohérent avec ce que l’écrivain guinéen a voulu faire de Zoubida, son héroïne : une spectatrice d’un corps utilisé par d’autres et qu’elle a donc désinvesti. Mais un corps qui est aussi l’élément central du récit, son moteur.

« Dans le duvet de l’aube »

Comme le lui dit une amie : « Ah moi, si j’avais ton corps, c’est sens dessus dessous que je l’aurais mise cette ville ! » Ce qui rappelle cette remarque jadis faite par Xavier Garnier, professeur de littératures française et francophone à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, dans un article de 1995 consacré à la « poétique de la rumeur » chez Monénembo : « Conakry, Lyon, Abidjan, Salvador de Bahia… Tierno Monénembo nous fait découvrir d’un roman à l’autre une ville nouvelle. Mais l’amateur de tourisme littéraire sera déçu. En aucun cas la ville n’est la toile de fond exotique du récit. La ville de Monénembo n’est jamais appréhendée depuis son centre : ce sont les bas-fonds, les banlieues, les favelas qui intéressent notre auteur » (Cahiers d’études africaines, vol. 35, Encrage).

Et de fait, dans Bled, vingt ans plus tard, Aïn Guesma, en Algérie, village natal d’où s’est enfuie Zoubida avec son bébé, n’est jamais décrit que comme « sous le vent, une ville désemparée, une ville amère » : « Aïn Guesma, ça ne se voit pas, Alfred, ça se sent ; ça ne se touche pas, ça s’imagine dans le duvet de l’aube, dans les poils ocre du crépuscule. » Et là d’où nous parle l’héroïne, cela n’a pas de nom, c’est un « bled ». Le corps, en revanche, est ce qui « tient lieu » littéralement. Qui permet à Zoubida de passer d’un endroit à un autre en se laissant violer. C’est un véhicule. Et quand on ne sait plus où aller, qu’il n’y a plus de lieu, le corps est un vide.

Certes, cette distance permet aussi une forme d’ironie (« pensant que je venais d’attraper le cancer »), dont Tierno Monénembo est, on le sait, coutumier. Une ironie présente dès le début, puisque Zoubida, poursuivie par une « meute » dont on n’apprendra que plus tard ce qu’elle lui veut, imagine que « certains avaient des fusils, d’autres des coutelas » voire « des lance-flammes », lui évoquant les « troupes de Gengis Khan ».

Au temps des premiers « barbus »

Moins qu’à une aventure linéaire, c’est à un grand combat de corps que fait songer Bled : le drame s’y développe irrégulièrement, par rencontres et groupements d’êtres, par gestes et traces physiques. L’intrigue repose sur une double hélice narrative dont chaque partie est portée par un meurtre : l’une, située après 1980, retrace la fuite de Zoubida, qui la mène de son village à un bordel qu’un bellâtre tient comme s’il s’agissait de son harem, puis auprès d’un homme qui l’ouvre à la littérature et lui donne envie d’écrire un livre, de se libérer, selon le mot du poète turc Nazim Hikmet : « Qu’importe ce qui nous arrive./ Ce qui est pire,/ C’est de porter en soi la prison. »

L’autre mouvement du livre fait revivre l’enfance de Zoubida au temps des premiers « barbus », en 1980 précisément, qui viennent contrecarrer l’émancipation féminine à coup d’acide au visage et de chaux sur les cuisses. Zoubida vit à Aïn Guesma auprès de « Papa Hassan » et de « Maman Asma ». Mais les souvenirs de la jeune fille remontent jusqu’au temps de l’indépendance, à travers les longues discussions de son père et du mystérieux Alfred. Ce dernier, camerounais, s’était engagé pour devenir guérillero juste avant que la guérilla ne cesse. Les deux hommes sont liés par une amitié d’anciens maquisards : « Les mêmes utopies avaient secoué vos pays. Les mêmes idées folles vous avaient brûlé l’esprit. » Papa Hassan, croit savoir Zoubida, « faisait partie d’une équipe chargée d’aider Abdelaziz Bouteflika et Frantz Fanon à convoyer des armes ».

Une vie en suspend, donc, un effort inutile : un peu à l’image de l’histoire dans Bled, sans doute. Comme si la guerre d’indépendance et les rêves de révolution n’avaient servi à rien. Pourtant, alors qu’il se termine probablement à l’aube des années 1990 et des massacres islamistes (même si aucune date n’est donnée et que le périple de Zoubida et son bébé semble se dérouler dans des limbes), le roman se referme sur le triomphe de l’héroïne et sa renaissance, comme si elle avait compris que ce n’est que dans le « chaos » qu’on peut « refaire le monde ». Une résurrection cependant toujours en instance car, comme nous en sommes avertis dès le début, « ils sont dans un état de fragilité extrême ceux qui sortent de leur mère et ceux qui sortent du coma ».

Bled, de Tierno Monénembo, éditions du Seuil (208 pages, 17 euros).