Jean-Pierre Gibrat met la dernière touche à un des dessins vendus aux enchères par Christie’s. | ROMUALD MEIGNEUX

Pour un dessinateur de petits miquets, c’est un peu une consécration. Le 19 novembre, la maison d’enchères Christie’s organise à Paris une vente d’originaux de bande dessinée où dix-sept illustrations et planches de Jean-Pierre Gibrat seront mises à l’encan, une faveur
jusqu’ici réservée à des auteurs plus emblématiques, comme Hergé, Bilal, Franquin ou Joann Sfar.

« C’est la deuxième fois seulement que Christie’s France consacre un catalogue à un artiste vivant, après les photographes Pierre et Gilles en 2011, pointe Philippine de Sailly, responsable de la vente au sein de la société britannique. Gibrat est désormais un acteur incontournable du marché de la BD, un art contemporain comme un autre pour nous aujourd’hui. »

Attablé dans un de ces bistrots parisiens qu’il aime tant, l’intéressé sourit devant l’éloge, un peu gêné. Bien sûr, être reconnu « fait plaisir », explique l’auteur de Mattéo (Futuropolis), série mettant en scène, dans l’entre-deux-guerres, un homme dont le pacifisme est mis à mal par la montée de la peste brune. Mais « ce n’est pas quelque chose de prévisible : un auteur de BD vit souvent dans le plus grand isolement, on fait nos croquis dans notre coin, on a du mal à savoir si cela plaît », s’excuse-t-il.

La passion du juste trait

Cette reconnaissance, le poulbot exilé dans un petit village de l’Eure, où il a installé son atelier, la doit d’abord à son dessin, délié, lumineux, réaliste mais pas ligne claire, d’une rare élégance. Si certains ne voient en lui qu’un dessinateur à femmes, qu’il aime coucher sur le papier, il ne peut être réduit à cela. « Gibrat, c’est le Carl Larsson d’aujourd’hui, estime Daniel Maghen, galeriste parisien et expert de la vente Christie’s. Il est capable de retranscrire des scènes de la vie quotidienne avec une rare humanité. Ses dessins donnent l’impression d’être dedans. »

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La passion du juste trait, l’auteur de 62 ans dit l’avoir toujours ressentie. « Je me souviens qu’à 5 ans j’avais fait un dessin pour un copain malade, avec des cow-boys et des Indiens, ça lui avait plu. » C’est en parcourant la bibliothèque paternelle, encombrée de livres de gravures, qu’il ressent ses premières émotions picturales. « Mon père dessinait un peu, il aurait même pu faire les Arts déco, mais il a dû gagner sa vie comme gazier », explique l’artiste, même s’il réfute tout atavisme.

« Avec mes dessins je cherche à retrouver l’émotion ressentie gamin devant ces grands maîtres. » Jean-Pierre Gibrat

Dans les rayonnages, le jeune Gibrat est fasciné par les dessins de Cecil Aldin, d’Henri Rivière, d’Harry Eliott« Ils avaient un souci incroyable du jeu de lumière, leurs personnages étaient tous crédibles, se remémore-t-il. Je me rends compte qu’avec mes dessins je cherche à retrouver l’émotion ressentie gamin devant ces grands maîtres. C’est comme retrouver un cocon douillet, à l’abri du monde. »

Sa capacité à saisir les attitudes, à transcrire des émotions sur un visage, l’amateur de jazz l’a acquise aussi en travaillant dans ses jeunes années comme caricaturiste pour la presse. Au mitan des années 1970, il place ses trognes au Nouvel Observateur, à L’Expansion, à L’Humanité dimanche, à L’Evénement du jeudi… « Mon modèle, c’était davantage Mulatier que Morchoisne », se souvient-il. Comprendre : derrière la caricature devait se deviner la psychologie.

Des histoires jamais binaires

Malgré son talent, Jean-Pierre Gibrat mettra pourtant du temps à percer dans la BD. Ce n’est qu’en 1997, avec la sortie du Sursis (Dupuis), tragique histoire d’amour sur fond de Résistance – qu’il scénarise lui-même –, que vient le succès. « Raconter mes propres histoires, cela a été douloureux. » À rebours de la BD héroïque, où le bien l’emporte toujours sur le mal, les histoires de Gibrat sont complexes, désabusées, jamais binaires.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le militant communiste qu’il fut dans les années 1970 a une prédilection pour la période de l’entre-deux-guerres. « C’était une époque d’utopies, d’espérances, qui se sont effondrées en quelques années. C’est excessivement touchant de raconter cela », explique celui qui se définit comme un « pessimiste sifflotant. Et puis, j’aime la nuance, cela éloigne la barbarie ».

La vidéo de présentation, en dessins, de « Matteo », épisode 2

Mattéo 2e époque (1917 - 1918) - Bande annonce
Durée : 02:41