Xavier de Rosnay et Gaspard Augé, alias Justice, le 2 novembre à New York. | Lauren Fleishman

Daft Punk mis à part, quel autre groupe de l’électro française est aussi attendu que Justice ? Avare de ses productions – trois albums seulement depuis 2007 –, le duo formé par Xavier de Rosnay et Gaspard Augé comble ses absences en peaufinant des retours débordant de surprises musicales, visuelles et scéniques. Après avoir embouti les carénages trop lisses de la house music avec un premier opus (au titre représenté par une croix, le logo du groupe) insufflant de belles rasades de distorsions et d’imageries trash, les Parisiens avaient léché les mélodies grandiloquentes d’un deuxième album, Audio, video, disco (2011). Fusionnant l’énergie du premier épisode et les opulentes dentelles du deuxième, Justice soigne son aura internationale avec un troisième chapitre, Woman, dont la sensualité contraste avec les tendances souvent cérébrales de l’électro et du R’n’B contemporains. S’ils sont au sommet de leur genre, Xavier de Rosnay et Gaspard Augé s’en démarquent pourtant à chaque instant, par une vitalité unique, sur scène ou en studio, et un hédonisme rare. Et les deux « justiciers » s’imposent ainsi comme des affranchis.

Justice - Safe And Sound (Audio)
Durée : 05:51

Qu’ils soient tractés par une basse tellurique (Safe and Sound), des machines dignes d’un Giorgio Moroder sous amphétamines (Alakazam !), un orgue baroque (Heavy Metal), une fièvre disco (Randy) ou des harmonies angéliques (Pleasure), les nouveaux titres des musiciens ont souvent en commun une allégresse distillée par la puissance collective d’une chorale. « La ligne éditoriale fantasmée était de s’approcher d’une certaine idée que nous nous faisons du gospel, décrypte Xavier de Rosnay en petit-déjeunant (à midi) dans une brasserie de Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris. Sans faire pour autant un remake de Sister Act, nous voulions donner l’impression d’une communion, d’un élan positif. »

Look + talent = succès

Le binôme n’a pourtant pas un look d’enfants de chœur. Grand échalas à la tignasse et aux bacchantes bouclées, Gaspard ressemble plus à un musicien de hard-rock qu’à un bidouilleur électro. Il fait joliment la paire avec Xavier, mince dandy eurasien aux bras subtilement tatoués, aussi loquace que son complice est discret. « Xavier pourrait sembler l’élément le plus technique, une force de travail hyperdéterminée, alors que Gaspard serait quelqu’un de plus détendu, un genre de “Dude” à la Big Lebowski, plus investi dans les mélodies », analyse Bertrand Lagros de Langeron, alias So Me, graphiste et musicien, ami du duo, à l’origine du logo « christique » du groupe. « En fait, leurs personnalités et leurs rôles s’entremêlent beaucoup plus qu’il n’y paraît. » Ce côté yin-yang peut rappeler l’alchimie d’autres tandems historiques de l’électro made in France : le bavard Thomas Bangalter et le taiseux Guy-Manuel de Homem-Christo (Daft Punk), le volubile Philippe Zdar et le très zen Boom Bass (Cassius).

« Contrairement aux autres artistes de la French touch, Gaspard et Xavier ont incarné physiquement leur musique », souligne Pedro Winter, ancien manageur de Daft Punk, découvreur de Justice en 2003, et producteur du groupe sur son label discographique Ed Banger. « Les kids pouvaient s’identifier à ce grand chevelu et ce petit asiatique, aux allures de rockeurs plus que de DJ. »

« Notre premier studio était une ancienne crypte, au troisième sous-sol de la rue Montmartre. Un endroit à l’abandon, délabré. On s’endormait parfois, tellement on manquait d’oxygène. » Gaspard Augé

Mais l’originalité n’est pas une simple histoire de looks. La musique de Justice se construit en toute indépendance, en fonction de leur environnement. Gaspard Augé : « Chaque album ressemble à l’endroit où on le fait. » « Notre premier studio était une ancienne crypte, au troisième sous-sol de la rue Montmartre, se souvient Xavier de Rosnay. Un endroit à l’abandon, délabré. Après avoir marché trois minutes dans les gravats, on arrivait à une petite salle voûtée, bricolée pour l’enregistrement. On s’endormait parfois, tellement on manquait d’oxygène. D’où le côté claustro, crade, zombiesque du premier disque. » Au sous-sol de ce qu’étaient leurs bureaux, dans le 9e arrondissement de Paris, le duo aménage ensuite un espace plus spacieux pour produire son deuxième album. « C’est de loin l’endroit qui ressemblait le plus à un vrai studio, précise Augé. D’ailleurs, Audio, video, disco est celui de nos disques qui est le plus semblable à un album à l’ancienne, avec des chansons faisant référence à une période reine (les années 1970, le début des années 1980) des studios d’enregistrement. »

Le grand chevelu et le dandy eurasien prévoient une tournée mondiale pour 2017. | Lauren Fleishman

L’ambiance solaire de Woman reflète à nouveau le cadre de son élaboration. « Le studio a été aménagé dans mon salon, dans une sorte de maison normande nichée porte de la Chapelle, explique, tout sourire, Xavier de Rosnay. Nous enregistrons là, au calme et en pleine lumière. » Cette fenêtre sur le monde a, semble-t-il, encore huilé les rouages de leur collaboration. Compromis, comme toujours, entre véritable instrumentation et informatique musicale, contrôlées au millimètre par ces anciens graphistes, aussi musiciens que designers, les nouvelles compositions reflètent une complicité sans accroc. « Cela a été notre album le plus simple à réaliser », constate Xavier.

Seuls à deux

À une époque où les grandes productions pop internationales ne se conçoivent pas sans brainstorming avec des dizaines de réalisateurs, auteurs et compositeurs, les Français restent fidèles à leur autarcie. « Rien de plus amusant, pour nous, que de revêtir nos “blouses blanches” pendant un an et demi sans que personne ne vienne nous dicter quoi que ce soit », revendique le duo, plus prompt à écouter les conseils de leur ami So Me que ceux de pointures anglo-saxonnes. De la même façon, pas question pour eux de céder aux sirènes des invités de marque (aussi appelés featuring), produits d’appel de la plupart des grands succès d’aujourd’hui. Les possibilités ne manqueraient pas, pourtant, pour un groupe dont les quelque quatre-vingts dates de la prochaine tournée, en 2017, se dérouleront aux trois quarts hors de nos frontières. « Un chant trop connu parasiterait l’essence du projet », explique Xavier.

Si Justice a ménagé quelques moments plus sombres pour varier les plaisirs, il n’a pas pour autant gommé cette euphorie, revendiquée jusque dans les textes. « Jusque-là, nous évitions que ce plaisir soit présenté de manière trop frontale, juge Gaspard. Nous assumons cette fois son immédiateté, sa sentimentalité. » Certains regretteront l’époque où le groupe n’hésitait pas à rayer les tympans avec un maxi comme Waters of Nazareth (2005) ou à provoquer la polémique avec un clip ultraviolent comme Stress ou un « rockumentaire », A Cross the Universe (2008), garni de bitures, de groupies, d’hystérie électrique, de bagarres et d’armes. « Aujourd’hui, la dureté des temps se suffit à elle-même, estime Xavier de Rosnay. Nous n’avons pas envie d’en rajouter dans l’agressivité et les ambiances anxiogènes. Woman opte pour la générosité et la communion. »

« Woman », de Justice, 1 CD Ed Banger/Because.

Justice - D.A.N.C.E. (Official Video)
Durée : 03:02

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