« Wild », l’un des deux projets sur lesquels travaille Michel Ancel, est un pari fou : réaliser un monde ouvert géant avec une petite équipe. | Sony

« Parfois on me dit : “Ah tu programmes ? Je croyais que tu étais un créateur !” C’est sympa pour les programmeurs ! » Michel Ancel ironise dans un grand éclat de rire. Dans le monde du jeu vidéo, le quadragénaire monégasque est souvent surnommé « le Miyamoto français », en référence au créateur japonais des séries Mario et Zelda. Lui-même a donné naissance à « Rayman » et à Jade, héroïne du succès critique Beyond Good & Evil, dont il prépare la suite.

Mais ce Montpelliérain d’adoption a toujours préféré se présenter comme un bidouilleur. « Si tout le monde se met à programmer, on vivra dans un monde meilleur. Le jeu vidéo reste un art très technologique », rappelle-t-il. A l’occasion d’une conférence samedi 19 novembre au Centre national des arts et métiers de Paris (CNAM), dans le cadre de l’IndieCade Europe, salon du jeu vidéo indépendant, le plus célèbre concepteur français a exposé avec humour et humilité l’importance de la programmation dans sa carrière, devant un parterre de créateurs et d’étudiants conquis.

« Un formidable outil créatif »

Ses premières expériences comme concepteur lui font découvrir à quel point l’expression en jeu vidéo est liée aux connaissances techniques. Cette vocation lui est venue par hasard. En l’occurrence, un dysfonctionnement sur sa première console, la ColecoVision, au milieu des années 1980. « Il y avait un faux contact, si on éteignait et remettait très vite le courant, le jeu était modifié, ce n’était plus le même. Pour un gamin, c’était fou. »

Michel Ancel débute sur Mechanic Warriors, un jeu « méga ambitieux », développé en 1988 pour la société Lankhor, mais resté inédit. Le Monégasque, alors simple graphiste, et son binôme, un programmeur à peine plus expérimenté, surestiment leurs capacités. « On avait imaginé plein de choses sur papier, on a fini par faire un jeu de tir spatial dans lequel on tire sur des brosses à dent, se moque-t-il. Il faut un peu d’humilité dans la vie ! J’ai appris qu’il était difficile de mettre toutes ses ambitions dans un jeu. »

« Mechanic Warriors », resté inédit, était trop ambitieux pour les capacités de Michel Ancel à ses débuts. | Lankhor

Mais la voie de la facilité ne lui convient guère. Sur Pick’n Pile en 1990, un jeu sommaire, il est réduit à dessiner de simples boules colorées. « Ce fut la descente aux enfers. C’était terrible, mais je n’avais pas perdu l’idée de faire des jeux incroyables, » jure-t-il.

C’est là que l’infographiste décide de plonger les mains dans le cambouis. « Je me suis dit qu’il fallait que je m’intéresse davantage à cette chose horrible que l’on appelle la programmation. Pour beaucoup ça fait peur, ce sont les abysses de l’enfer. Mais en fait, c’est un formidable outil créatif. »

« Pick’n Pile » (1990) dans lequel Michel Ancel a réalisé quelques éléments graphiques  sommaires, et forcément peu emballants. | Ubisoft

Rayman, né d’un pari technique

Cette période d’expérimentations aboutit en 1991 à son premier jeu conçu seul de A à Z : The Brain Blasters, un jeu de réflexion qui porte même son nom en couverture. « A l’époque, on avait un peu un ego surdimensionné. J’ai eu une récompense, un Gen d’Or, dans le magazine Gen4, même si j’en ai sûrement vendu 14 exemplaires », relativise-t-il avec humour. A défaut d’être le meilleur programmeur, il connaît désormais intimement les contraintes techniques de la création.

« J’estimais que ce qui était dur dans l’animation des personnages, c’était les bras et les jambes, je me suis dit qu’en trichant en faisant un personnage sans, et je pourrais me faciliter la tâche pour faire le jeu de mes rêves. » C’est ainsi qu’en 1995, après trois ans de développement et le renfort de nombreux graphistes, le personnage qui le rendra célèbre voit le jour : Rayman le blondinet aux pieds et aux poings flottants. Lui et ses suites se vendent à plus d’un million d’exemplaires.

Première version de Rayman, personnage de jeu vidéo conçu pour économiser des animations compliquées. | Michel Ancel (Instagram)

Mais comment garder la maîtrise à mesure que la technologie se complexifie ? Sur Beyond Good & Evil, sorti en 2003, Michel Ancel est désormais le chef d’un orchestre d’une quarantaine de développeurs. Les implications techniques deviennent de plus en plus dures à gérer. « Le projet suivant, King Kong [2005], m’a marqué au fer rouge. C’était dramatique, deux ou trois mois avant la fin du projet, on ne pouvait pas modifier le moindre détail sans que cela dégrade tout le reste du jeu. » Le créateur, connu pour procéder par touches, ne peut plus retravailler son « bébé » comme il le souhaite. L’homme a perdu le contrôle technique, et avec lui, le plaisir de créer.

« King Kong » (2005), alors le plus ambitieux projet de Michel Ancel, s’avère un calvaire de développement pour des raisons techniques. | Ubisoft

Le retour aux choses simples

De 2007 à 2009, il tente malgré tout de donner naissance à Beyond Good & Evil 2, en dépit de l’échec commercial du premier, et place la barre très haut pour l’époque, avec des villes et des planètes entières à visiter. Il lui faut renoncer.

Beyond Good & Evil 2 - Leaked Trailer
Durée : 01:03

« Sans vouloir jeter la pierre aux constructeurs de consoles, qui annoncent 20 000 fois plus de puissance et la possibilité de se connecter à tous les frigidaires et tous les grille-pain du monde pour avoir plus de puissance, on est souvent obligé de revoir à la baisse ses ambitions. » De là naîtra le projet du renouveau, Rayman Legends, un jeu de plateforme à la mode des années 1990, en vue de côté mais en haute définition.

« Rayman Legends » renoue avec le jeu en 2D, la création en petite équipe et la puissance libérée du dessin d’animation. | Ubisoft

Derrière ce titre sublime, jouissif et expiatoire, un outil spécialement développé pour l’occasion, l’UbiArt Framework, qui permet aux graphistes de très rapidement intégrer et déformer des personnages et des décors, et de regoûter aux joies d’un développement plus artisanal, en petites équipes. « On libère les chakras, et on retrouve du plaisir à faire des jeux », avoue-t-il.

Capture d’écran du clip promotionnel du logiciel Ubiart Framework. | Ubisoft

« Pas accro aux formules de maths qui créent des jeux »

Aujourd’hui, Michel Ancel travaille sur deux jeux en parallèle. Beyond Good & Evil 2, dont il a repris le développement au sein d’Ubisoft, et Wild, qu’il conçoit au sein d’un studio indépendant édité par Sony, Wildsheep. « On a créé ce studio pour faire les jeux dont on rêvait. Il faudrait 400 personnes. On ne sera pas 400, mais et si on y arrivait quand même ? On a essayé de trouver autre chose. »

L’astuce, c’est un outil de création d’un monde virtuel 3D, généré à partir d’une carte sommaire faite de pixels déformables. Le père de Rayman s’interdit de faire de la génération procédurale, une technique automatisée. « Je ne suis pas accro aux formules de maths qui fabriquent des jeux, je suis plus attaché à fabriquer des outils qui facilitent le travail pour les créateurs. »

Michel Ancel (Instagram)

Nul ne sait quand sortira le titre, qui avance au rythme des expérimentations parfois saugrenues de son auteur. Mais grâce à ces outils de génération accélérée, Michel Ancel se flatte de contrôler la naissance de ce monde, et de pouvoir tester rapidement ses intuitions. « Il faut se décomplexer pour que chacun puisse s’ouvrir au code. On peut se débrouiller, on peut y arriver, on peut créer ses propres outils et atteindre le jeu de ses rêves – c’est en tout cas ce que j’espère. »