LA LISTE DE NOS ENVIES

Toujours beaucoup de sorties mais encore beaucoup de nuages sombres et menaçants. La sélection est à l’unisson. Cette semaine, un film « inspiré d’une histoire vraie », celle du scandale du Mediator, une relecture du Casablanca de Michael Curtiz par Robert Zemeckis, un exercice d’ascèse cinématographique avec « Une Vie » de Maupassant par Stéphane Brizé, une catastrophe sans visage, Tchernobyl, revisitée grâce aux récits de témoins, et une véritable archéologie de la terreur.

HÉROÏNE DE SON TEMPS : « La Fille de Brest », d’Emmanuelle Bercot

LA FILLE DE BREST Bande Annonce (2016)
Durée : 01:46

L’héroïne (et c’est bien d’héroïsme qu’il s’agit) du film d’Emmanuelle Bercot est une femme, une professionnelle de premier ordre, quadragénaire, mère de famille. A l’écran, elle s’appelle Irène Frachon, du nom de la médecin qui fit éclater le scandale du Mediator.

Son visage, son corps sont ceux de Sidse Babett Knudsen, l’actrice danoise rendue familière par la série Borgen. Ce seul choix signe l’appartenance de La Fille de Brest à la fiction. Emmanuelle Bercot s’empare d’un procédé à l’égard duquel le cinéma français fait généralement la fine bouche – à rebours de l’appétit américain pour la formule « inspiré d’une histoire vraie ».

Le scénario raconte par le menu la découverte d’un scandale national par une médecin hospitalière de province, son combat contre le laboratoire Servier, qui fabriquait le Mediator, mais aussi – surtout – contre le conservatisme et le goût du secret suscité par les accointances entre les institutions publiques et les entreprises privées.

Avec sa coscénariste, Séverine Bosschem, Emmanuelle Bercot a accompli ce travail de décryptage, en suivant l’exemple américain. Ce modèle hollywoodien guide aussi le montage, le rythme haletant (parfois artificiel) du film. Heureusement, la réalisatrice n’a pas laissé au vestiaire ce qui a fait, depuis ses débuts, la singularité de son cinéma : une respiration irrégulière qui peut s’apaiser le temps de contempler un visage, un paysage ; un attrait pour le désordre et le bruit, pour ce qui ne tombe pas toujours juste. Cette contradiction nourrit l’énergie extraordinaire de La Fille de Brest, elle en affaiblit aussi la cohérence, produisant un film instable, par moments décevant, mais qui finit par imposer sa force de conviction. Thomas Sotinel

« La Fille de Brest », film français d’Emmanuelle Bercot, avec Sidse Babett Knudsen, Benoît Magimel, Isabelle de Hertogh (2 h 08).

QUI VEUT LA PEAU DE « CASABLANCA » ? : « Alliés », de Robert Zemeckis

ALLIÉS - Bande-annonce #1 (VOST) [au cinéma le 23 novembre 2016]
Durée : 02:27

Robert Zemeckis a beau avoir atteint l’âge respectable de 64 ans, il a conservé intact ce rapport ludique et inventif au cinéma qui l’a conduit à devenir, avec des fantaisies comme A la poursuite du diamant vert, Retour vers le futur ou Forrest Gump, le prince du popcorn movie des années 1980-1990.

Comme d’autres en leur temps ont cherché la pierre philosophale, ce savant fou de l’image de synthèse n’a cessé d’œuvrer, depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988) et jusqu’à The Walk, rêver plus haut (2015), à la recréation d’un monde affranchi des lois du réalisme, qui en revêtirait en même temps toutes les apparences. Relecture de Casablanca, de Michael Curtiz (1942), sous la forme d’un film d’aventures aux allures de cartoon, Alliés procède directement de ce même fantasme.

La passion qui consume la Française Marianne Beauséjour et le Canadien Max Vatan, espions de haut vol respectivement interprétés par Marion Cotillard et Brad Pitt, sert de fil rouge à un récit qui ne conserve du classique que son pitch célèbre : dans les eaux troubles du Casablanca de 1942, un homme et une femme tombent amoureux et voient leur passion affectée par les enjeux de la guerre.

Posant sur la période un regard très contemporain – les deux amants sont sur un parfait pied d’égalité professionnel, le chaos de la guerre est envisagé comme un espace-temps hors sol, propice à la libération des mœurs… –, Zemeckis l’appréhende comme un genre de cinéma malléable et recyclable à l’envi, totalement découplé de la réalité. Les scènes de combat semblent sorties d’une BD, les décors évoquent plus spontanément le carton-pâte des studios hollywoodiens que des paysages réalistes, auxquels les images de synthèse auraient aussi bien pu donner forme. Isabelle Régnier

« Alliés », film américain de Robert Zemeckis. Avec Brad Pitt, Marion Cotillard, Lizzie Caplan, Simon McBurney, Jared Harris (2 h 01).

MAUPASSANT À L’OS : « Une Vie », de Stéphane Brizé

UNE VIE Bande Annonce (Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau - 2016)
Durée : 01:42

La formule toute faite dira que Stéphane Brizé s’est attaqué à Maupassant. Mais il vaut mieux dire que le réalisateur de La Loi du marché a attaqué l’auteur du Horla. Pas comme un gamin qui arrache le sac d’une vieille dame, comme un alpiniste qui veut atteindre un sommet par une face particulièrement difficile. De film en film, Brizé fait preuve d’un penchant croissant pour l’ascèse cinématographique, s’infligeant des règles, s’interdisant des techniques ou des procédés qui ont pourtant fait leurs preuves.

Ce qui donne, dans le cas de l’adaptation d’un roman triste situé au début du XIXe siècle, un film d’un aspect moderne (l’image et la lumière numériques, une chronologie démontée), qui court sans cesse le risque, à force de vouloir se préserver de l’émotion facile, de ne plus du tout atteindre l’émotion.

Pourtant, malgré cette difficulté que le cinéaste s’est imposée et impose au spectateur, Une vie laisse des traces – les cicatrices des blessures que l’on a vu infliger à l’écran. Cette empathie qui naît envers et contre tout tient à la sincérité qui nourrit ce projet ambitieux, celle de Brizé, celle des interprètes, au premier rang desquels Judith Chemla. T. S.

« Une Vie », film français de Stéphane Brizé, avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau, Nina Meurisse, Swann Arlaud, Clotilde Hesme (1 h 59).

UNE MÉMOIRE DE TCHERNOBYL : « La Supplication », de Pol Cruchten

LA SUPPLICATION - trailer
Durée : 01:39

Point aveugle de l’histoire contemporaine, usine à fantasmes postapocalytiques, Tchernobyl fut une catastrophe sans visage. La nature même de ce cataclysme, instantanément recouvert d’une chape de déni et de mensonge par les autorités soviétiques et européennes, portait en elle-même l’impossibilité de le représenter visuellement. Impossibilité qui a rendu difficile d’en saisir, par-delà les morts, par-delà les maladies, par-delà le scandale, toute la portée historique et métaphysique.

Si on a pu voir rétrospectivement dans Stalker (1979), d’Andreï Tarkovski, une glaçante préfiguration de l’événement, l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch en a offert par les mots la représentation réaliste la plus brûlante qui soit dans son livre La Supplication (JC Lattès, 1998). En entrelaçant des récits de survivants qu’elle a recueillis pendant plusieurs années, celle qui allait se voir décerner en 2015 le prix Nobel de littérature pour une « œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque » a su restituer la tonalité sépulcrale des voix de ceux qui ont vu l’horreur et en ont été à jamais transfigurés.

Le réalisateur luxembourgeois Pol Cruchten (habituellement plutôt versé dans la fiction) a voulu adapter ce texte pour le cinéma, et a bien fait. Lus par des acteurs français, les récits des témoins s’articulent dans le film avec des plans, d’une beauté terrifiante, filmés aux abords de l’ancienne centrale, des lieux déserts où semblent flotter les fantômes de Stalker, et où surgit de temps à autre un acteur, une actrice, qui vient donner chair à ces histoires d’outre-monde.

Car c’est bien un monde hors du monde – mais à jamais niché en son sein – qui affleure, un calque anamorphosé de notre réalité, atrocement grimaçant, qui convoque mentalement les visons d’épouvante de Francis Bacon ou de David Lynch dans Twin Peaks. « Nous naissons de manière différente, nous mourrons de manière différente, dit une voix au début du film. On dit Tchernobyl, on écrit Tchernobyl, mais personne ne sait ce que c’est. » I. R.

« La Supplication », documentaire luxembourgo-autrichien de Pol Cruchten (1 h 26).

ARCHÉOLOGIE DE LA TERREUR : « Massacre dans le train fantôme », de Tobe Hooper

Massacre dans le train fantôme - Bande annonce VOST
Durée : 01:41

Massacre dans le train fantôme convoque dans les premières minutes un certain nombre de références, traitées sur un mode à la fois parodique et réfléchi, qui constitueraient une partie de son identité génétique. Mais c’est bien plus loin que le film va puiser son inspiration, pratiquant avec habileté une archéologie de la terreur cinématographique en remontant à la source.

Deux couples d’adolescents font le pari de passer la nuit dans un train fantôme, principale attraction d’une fête installée dans une petite localité texane. Témoins involontaires d’un meurtre, ils sont traqués par un monstre, une brute victime de ce que l’on devine être une mutation génétique, au cœur même d’un décor au baroque dérisoire, celui des automates, des créatures en carton-pâte et des phénomènes de foire hantant les lieux.

Tout en remplissant son contrat de terreur et d’imagination graphique, le film décrit, non sans poésie, la perte de l’innocence du personnage féminin principal, émouvante et énergique femme-enfant incarnée par Elizabeth Berridge. Jean-François Rauger

« Massacre dans le train fantôme », film américain de Tobe Hooper. Avec Elizabeth Berridge, Miles Chapin, Kevin Conway (1 h 35)