Le 7 février 1986, vers 15 heures, Cheikh Anta Diop pousse son dernier soupir chez lui, à Dakar. Le lendemain, la presse lui rend un fervent hommage, saluant à juste titre la disparition prématurée de celui qu’elle appelle « l’homme universel », « le géant du savoir » ou encore « le dernier pharaon ».

Trente ans plus tard, le 7 mai, le Théâtre national Daniel-Sorano faisait salle comble. Il y a des événements qu’il ne faut jamais rater et le public dakarois ne s’y est pas trompé. Il est venu en nombre pour assister à l’avant-première mondiale de Kemtiyu (« le pays des Noirs »), le premier film documentaire retraçant la vie de l’auteur de Nations nègres et culture (Présence africaine, 1955). On doit ce film sobre et touchant à la patience et au talent de son réalisateur, Ousmane William Mbaye, qui a bénéficié du soutien de la monteuse et productrice Laurence Attali.

Immense soif de savoir

Né en 1923 à Thieytou, un petit village du Sénégal profond, Cheikh Anta Diop est un écolier surdoué qui se passionne très tôt pour les sciences et l’histoire de l’Afrique. Il débarque à Paris en 1947 pour étancher son immense soif de savoir et se plonger dans la philosophie, mais également dans la physique, la chimie, l’histoire, la linguistique et l’anthropologie. Il choisit ses professeurs avec soin, les meilleurs dans leur discipline : Gaston Bachelard pour la littérature, Marcel Griaule pour l’anthropologie ou Frédéric Joliot-Curie pour la science physique.

Après quatorze ans passés en France à étudier, à voyager et à militer dans les premiers cercles d’étudiants anticolonialistes, Cheikh Anta Diop rentre définitivement à Dakar en 1960. Son pays tout juste indépendant est dirigé par un homme de culture, Léopold Sedar Senghor, qui ne partage pas ses thèses iconoclastes. En France comme au Sénégal, ses travaux dérangent le milieu universitaire qui lui reste assez hostile.

Cinq plus tôt, la publication de Nations nègres et culture, un ouvrage aujourd’hui reconnu et enseigné partout, lui a valu les foudres des cénacles d’historiens qui chercheront à faire taire ce Sénégalais qui démontre, preuves à l’appui, que l’Humanité est née en Afrique, que l’Egypte pharaonique avait des profondes racines africaines, que le miracle grec ne tombe pas du ciel et que l’Histoire a été, sur ce sujet du moins, sciemment falsifiée.

Interdit d’enseigner à l’université

C’en est trop ! Dans le Sénégal de Senghor, le natif de Thieytou est interdit d’enseigner à l’université qui portera, après sa mort, son nom. Qu’importe, il poursuit ses recherches à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), avec le soutien de son directeur, Théodore Monod. C’est dans ce centre, devenu Institut fondamental d’Afrique noire, et qui, lui aussi, porte aujourd’hui son nom, que Cheikh Anta Diop a construit son propre laboratoire de datation au carbone 14, une première en Afrique subsaharienne. Ses adversaires ne désarmant pas, l’éminent chercheur ne compte pas s’endormir sur ses lauriers. Il travaille comme un acharné, montre l’exemple en toute occasion car il est convaincu que le développement de l’Afrique passe aussi par la recherche spéculative, la maîtrise des savoirs et l’apprentissage des sciences.

En 1961, aguerri depuis sa jeunesse, Cheikh Anta Diop crée un premier parti d’opposition au régime élitiste de Senghor, le Bloc des masses sénégalaises, rapidement interdit. Il y met en avant le souci du petit peuple, la défense des langues nationales et une vision panafricaine devant se matérialiser par la création de la fédération des Etats unis d’Afrique. Droit dans ses bottes, le penseur refusera toujours les avances du régime. Et ses tracasseries ne tariront pas la créativité du savant prolifique connu surtout pour ses travaux sur l’Egypte ou le wolof, sa langue maternelle.

Portrait intime du grand penseur

Il a fallu trente ans pour donner à entendre la voix prophétique et enthousiaste de Cheikh Anta Diop. Donner à voir ses gestes amples et généreux d’homme tour à tour curieux, passionné, attentif, emporté, réservé ou courtois. Avec tact, Kemtiyu dresse le portrait intime du grand penseur en donnant la parole à ses enfants, ses amis d’enfance, ses camarades de combat, sa fidèle éditrice, Christiane Yandé Diop, et à ses nombreux admirateurs, dont le romancier Boubacar Boris Diop.

Se dessine alors une photo de groupe intime et sensible, un paysage culturel à nul autre pareil. A coup sûr, une page d’histoire se tourne sous les yeux du spectateur. Le temps de l’émotion passée, il n’a qu’une envie : connaître mieux la vie et l’œuvre foisonnante du sage en lisant ou en relisant ses essais et ses articles. Porté par la musique caressante de Randy Weston, un autre ami de l’égyptologue, Kemtiyu est un beau film qui joue son rôle de passage de flambeau. La salle berlinoise où je vis le film, en présence d’Ousmane William Mbaye et de Laurence Attali, lui fit un très bel accueil. Gageons que ce n’est que le début !

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).