STEPHANE KIEHL POUR "LE MONDE"

La sociologie est un art qui se sert de fragments de science. La complexité des réalités sociales interdit l’application des méthodes expérimentales ou réductrices. Le calcul mathématique est un auxiliaire indispensable mais les réalités humaines les plus profondes (joie, tristesse, bonheur, malheur, angoisse) sont invisibles au calcul. De même que le médecin dont l’art du diagnostic, du pronostic et de la prescription se sert des connaissances biologiques, le chercheur sociologue doit se servir des connaissances disciplinaires et, de plus, acquérir dans sa recherche même les connaissances qui lui permettront d’établir son diagnostic.

L’objet de sa recherche peut être très limité, mais il ne doit pas être clos. Ainsi une recherche que nous avons primée précédemment, portant sur les conditions salariales des employés de la Fnac, a dû nécessairement remonter l’histoire de la Fnac depuis sa fondation, et ainsi nous montrer comment un établissement fondé dans une optique militante pour favoriser la qualité des produits vendus s’est transformé au cours de ses transferts de propriété successifs en entreprise dominée par les valeurs de compétitivité et de profit, dont les employés, jeunes ou étudiants ne disposent que d’un salaire réduit et aléatoire.

L’ouverture de l’objet de recherche sur son environnement et son histoire conduit nécessairement à une conception transdisciplinaire, seul moyen de ne pas mutiler l’objet de recherche et d’arriver à une vision pertinente.

Les thèses sont de véritables sondes ou carottages au cœur des transformations accélérées de notre société et de ses conditions de vie

De fait, nous avons constaté que, depuis la fondation de ce prix, les thèses sont de véritables sondes ou carottages au cœur des transformations accélérées de notre société et de ses conditions de vie. Elles nous mettent en face des dramatiques processus en cours dans notre monde contemporain.

Les thèses de cette année vont dans ce sens. Le statut de l’enfant, dans la famille et à l’école ; les jeunes des banlieues ; les groupes de conseils financiers. Trois thèmes éloignés les uns des autres que relie pourtant une problématique commune : celle des transformations de notre civilisation qui affectent tous les domaines de la vie et nous obligent à modifier notre regard.

L’angle de vue de chacune, très particulier, nous amène à une réflexion globale sur les processus souvent inattendus, rarement conscients, jamais contrôlés, qui commandent notre devenir sociétal.

Ces trois thèses constituent un bel exemple des vertus de la jeune sociologie française, qui, en étant attachée à l’évolution d’un terrain particulier de recherche, nous amène à considérer le cours global qui en est inséparable. Elle ne fait pas qu’opérer un carottage dans notre réalité sociale, ce carottage comporte un microcosme de l’ensemble.