Tendues sur le ciel. Ce sont des lignes directes pour le Ghana, le Burkina Faso, le Nigeria et toutes les régions de Côte d’Ivoire : 3 500 et 15 000 volts de câbles haute tension cousus de pylônes à pylônes au pied desquels les commerçants semblent tout petits, noyés dans la rumeur et les effluves d’un marché de la cité du Campement à Abidjan, la capitale. « Vous voyez, nous en avons de l’électricité ! », lance Raoul Loukou Kouassi sur un ton ironique. Il n’a pas tort. De l’électricité il y en a pour la revente à l’international, mais presque pas pour les habitants de ce quartier populaire, bidonville en pleine mutation.

Présentation de notre série : Traversée d’une Afrique bientôt électrique

Parce que le quartier a grandi trop vite en raison de l’exode rural, la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) n’a pas pu raccorder toutes les bicoques et les cabanes qui sortaient de terre à un rythme effréné : 322 000 personnes y vivent aujourd’hui, dont une majorité n’a ni eau potable ni courant. Ils ne sont pas les seuls dans un pays où le taux d’électrification avoisine les 43 %. « Nous sommes les oubliés du développement », lâche Raoul. Dans le quartier, il est président du Comité de soutien au développement (CSD) et a été nommé chef des services d’hygiène et d’assainissement de la cité.

« Mon rôle consiste à améliorer le cadre de vie de la population et à éviter que les gens salissent, détruisent et trafiquent, explique-t-il. Une partie importante de mon travail est de lutter contre les installations électriques anarchiques. » Car certains habitants de la cité Houphouët-Boigny (autre nom donné au Campement) ont trouvé une solution pour être malgré tout raccordé au réseau électrique national. Ils tirent des lignes illégales et monnaient leur distribution à la population. Cette fraude s’est organisée prenant l’allure d’un système mafieux avec ses territoires à défendre et sa hiérarchie de « revendeurs », comme on appelle ici ces pirates de l’énergie.

« Ils font des branchements clandestins depuis les quelques poteaux électriques installés dans le quartier où soudoient des agents de la CIE pour installer des compteurs non répertoriés », explique Raoul. Lui connaît bien ce trafic. Il en était le plus fervent défenseur au début des années 2000, payé grassement par les revendeurs pour organiser des manifestations et des groupes de défense dans le quartier. Il a changé de camp, il y a sept ans, après s’être rendu compte que « le vol d’électricité et la corruption tuaient l’économie du pays ». Désormais il lutte contre ces clans de revendeurs et exige que la CIE fasse de même dans ses rangs.

Trésors d’ingéniosité

Afin d’éviter la surveillance des autorités, les revendeurs inventent des trésors d’ingéniosité pour déployer leur réseau parallèle. « Ils brouillent les pistes en enfouissant leurs câbles sous terre dans des tuyaux en PVC, les font passer dans le béton, derrière les maisons ou les entremêlent aux poteaux de telle façon qu’il est impossible de les débrancher sans débrancher les lignes légales. » Les habitants qui peineraient à payer à la CIE 15 000 francs CFA (22,86 euros) d’électricité par mois avec un salaire de base à 35 000 francs, n’ont pas d’autre choix que de se plier à ce système s’ils souhaitent avoir de la lumière ou un peu d’air frais en été. C’est le cas du « vieux Sylla ». Patriarche d’une famille de trente personnes logées dans une bâtisse en béton jouxtant la plage, à l’extrémité de la cité Houphouët-Boigny.

Les revendeurs emmêlent les lignes pour les rendre plus difficile à désactiver. | Matteo Maillard

Dans sa courette, les femmes suspendent le linge dans le bruissement mécanique d’un climatiseur qui donne à l’intérieur de la maison. « Nous n’avons ni eau ni électricité dans ce secteur, alors nous sommes obligés de nous rabattre sur les revendeurs, avance le vieux Sylla. Je sais que c’est interdit mais l’agent de la CIE m’a demandé 3 millions de francs CFA pour raccorder la maison au réseau électrique ! Il voulait l’argent pour étendre le réseau. C’est du chantage, une escroquerie ! s’énerve-t-il. Personne ne peut payer cette somme. »

Alors le revendeur a dressé une ligne rouge et bleu discrète qui longe le mur et disparaît dans un trou. Le vieux Sylla paie la connexion 5 000 francs CFA par mois qu’il utilise surtout pour avoir l’air conditionné et la lumière. Il devra payer le double s’il décide un jour de brancher un réfrigérateur ou une télévision. Si, dans le quartier, les voisins sont nombreux à utiliser le courant bana-bana (non conforme, en langue dioula), le vieux doit veiller à ne pas être dénoncé au risque de devoir payer une amende à la CIE. « Le soir, je tire les rideaux pour ne pas laisser filtrer de lumière, confie-t-il. J’espère qu’un jour on ne sera plus obligés de vivre comme ça. » Comme pour asseoir la volonté du vieux Sylla et pour se faire entendre des autorités, les habitants de la cité Houphouët-Boigny ont récemment renommé leur quartier « Espoir ». Le cri est lancé.

La famille de Sylla dans leur maison. | Matteo Maillard

Le sommaire de notre série Traversée d’une Afrique bientôt électrique

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé une série d’une vingtaine de reportages qui vous emmèneront au Kenya, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Sénégal et au Maroc pour découvrir l’impact d’un effort d’électrification du continent sans précédent.