« Le Royaume-Uni vient de légaliser la surveillance la plus extrême de l’histoire des démocraties occidentales. Elle va plus loin que certaines autocraties. » Trois ans et demi après ses révélations sur la surveillance de masse exercée par la NSA américaine mais aussi le GCHQ britannique, le lanceur d’alerte Edward Snowden a exprimé sa déception après l’adoption, par le Parlement britannique, d’une nouvelle loi sur le renseignement jeudi 17 novembre.

Celle-ci renforce considérablement les pouvoirs de surveillance des services de renseignement, mais aussi ceux de la police. Ce texte impose notamment aux opérateurs de stocker l’historique de navigation des internautes britanniques pendant douze mois, afin qu’il puisse être consulté par les services, qui sont aussi désormais autorisés à pirater des ordinateurs, des téléphones et des réseaux. Si ce projet de loi avait suscité de vives inquiétudes à ses débuts l’an dernier, son adoption par les deux chambres s’est finalement faite sans accroc. Une des raisons, selon le Guardian, serait « l’apathie du public » qui, en plus d’une « opposition en lambeaux », viendrait expliquer l’adoption en douceur des « pouvoirs de surveillance les plus étendus du monde occidental ».

« Boîtes noires » et reconnaissance faciale

Alors que les révélations Snowden avaient provoqué une onde de choc en 2013 serait-on en train de s’habituer, comme le laisse entendre le quotidien britannique, à la surveillance de masse ? Et de l’accepter, quitte à tirer un trait sur notre vie privée ? Dans ce contexte de lutte contre le terrorisme, le Royaume-Uni n’est pas le seul à avoir fait passer une loi élargissant la surveillance. L’an dernier, la France a elle aussi fait passer une nouvelle loi sur le renseignement, dont l’une des dispositions les plus contestées, les fameuses « boîtes noires », consiste à imposer aux fournisseurs d’accès à Internet de détecter en temps réel ou quasi réel les personnes ayant une activité en ligne typique de celle des terroristes. Un dispositif impliquant l’analyse des données de navigation de tous les Français, dans le but de repérer quelques individus.

De son côté, l’Allemagne a elle aussi élargi le mois dernier le champ de la surveillance du BND, le service fédéral de renseignement, dans le cadre d’une réforme visant à mieux l’encadrer. Le BND est désormais autorisé à collaborer avec la NSA et, dans certains cas, à espionner les institutions européennes et les Etats membres. Plus tôt dans l’année, le gouvernement avait donné son accord à l’utilisation d’un logiciel espion par les services de renseignement, permettant de dérober des informations sur une machine. Le ministre de l’intérieur, Thomas de Maizière, a quant à lui fait part cet été de son intention d’utiliser des caméras de surveillance couplées à des technologies de reconnaissance faciale dans les aéroports et dans les gares. Des signaux loin d’être anodins, dans un pays où la question de la surveillance reste très épineuse, en raison d’une histoire marquée jusqu’à la chute du Mur par la Stasi, la police secrète est-allemande.

La menace Trump

Du côté des Etats-Unis, la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle du 8 novembre a soulevé des inquiétudes concernant la surveillance de masse. « Voilà pourquoi il ne faut pas construire des outils de surveillance secrets et tout-puissants », critiquait par exemple, sur Twitter, un ingénieur en sécurité informatique au lendemain de l’élection. « Vous ne savez jamais quel gars finira par avoir les clés. » Dans les colonnes du Guardian, l’éditorialiste Trevor Timm fait part de ses inquiétudes :

« Désormais le pouvoir présidentiel permettant d’espionner potentiellement d’innombrables Américains qui ne sont soupçonnés de rien est entre les mains d’une personne qui a déjà été accusée d’espionner les appels téléphoniques de ses propres employés, et dont le New York Times dit qu’il “songe en privé à toutes les manières dont il pourrait punir ses ennemis après l’élection”. »

Et la proposition de Donald Trump d’installer à la tête de la CIA Mike Pompeo n’a pas rassuré les opposants à la surveillance de masse : celui-ci veut encore étendre ses pouvoirs, s’est plaint de les avoir vu s’affaiblir après les révélations Snowden, et a fait savoir qu’il souhaiterait voir le lanceur d’alerte condamné à la peine de mort.

Barack Obama, dernier recours

Déjà, des voix s’élèvent pour implorer Barack Obama de restreindre le champ d’action de la NSA avant la prise de pouvoir de son successeur. L’actuel président américain « a encore quelques semaines pour faire une chose qui pourrait empêcher les Etats-Unis de dériver vers le fascisme : déclassifier et démanteler autant que possible » les outils de surveillance de la NSA, écrit dans une tribune publiée sur le Time Evan Greer, directeur de campagne de l’organisation Fight for the Future, consacrée aux libertés numériques. Edward Snowden a tenu sur Twitter des propos dans ce sens peu après le résultat de l’élection :

« Les pouvoirs d’un gouvernement sont transmis au suivant. Les réformer maintenant est l’une des plus grandes responsabilités de ce président, ce qui aurait dû être fait il y a longtemps. »

Mais jusqu’ici, Barack Obama semble rester sourd à ces appels, tout comme à ceux l’implorant d’accorder son pardon à Edward Snowden avant de quitter le bureau Ovale. « En pardonant à Snowden, le président Obama contribuerait à pérénniser son héritage, tout en envoyant un puissant message – que s’élever contre les abus d’un gouvernement est une tradition que nous devons chérir et emporter avec nous ces quatre prochaines années », soulignait le 18 novembre Noa Yachot, responsable de la campagne Pardon Snowden. Le même jour, dans les colonnes du quotidien allemand Der Spiegel, Barack Obama répondait par la négative : « Je ne peux pas pardonner une personne qui ne s’est pas présentée devant un tribunal », a-t-il déclaré, refusant de commenter davantage.

Pour Snowden, Trump « n’est que président »

De son côté, le lanceur d’alerte ne semble pas s’alarmer davantage des conséquences de l’accession imminente de Donald Trump au poste de président américain sur la surveillance de masse. Dans plusieurs visioconférences données depuis la Russie, où il a obtenu l’asile, Edward Snowden a inlassablement répété que Donald Trump « n’est que président ». Pour lui, la victoire de ce candidat représente « un moment sombre dans notre histoire mais ce n’en est pas la fin » :

« J’essaie de ne pas percevoir ceci comme le sujet d’une seule élection, d’un seul président ou même d’un seul gouvernement, car nous voyons ces menaces traverser les frontières. (…) Il faut que nous commencions à réfléchir non pas à comment on se protège de Trump, mais comment nous protégeons le droit de tout le monde, partout. (…) Et si on protégeait nos communications, dans le monde entier ? Soudain, on ne ferait pas que protéger les droits des gens, on pourrait les garantir. La technologie rend cela possible. »

Des propos qui lui ont valu quelques critiques acerbes, notamment de la part du site spécialisé Gizmodo, qui a qualifié l’Américain de « putain d’idiot », qui « croit que la technologie est plus importante que la politique pour protéger nos libertés ».

Des technologies plus sécurisées et plus accessibles

Et pourtant, c’est surtout sur ce plan qu’Edward Snowden a réussi son pari : celui des technologies. Ses révélations ont certes entraîné dans la foulée quelques timides réformes aux Etats-Unis, ainsi que des enquêtes parlementaires en Allemagne et au Brésil, mais son action a surtout permis de faire découvrir au grand public l’ampleur de la surveillance et des capacités techniques de la NSA, ainsi que les moyens de s’en prémunir. Là où l’utilisation d’outils de communication chiffrés étaient jusque-là réservée à un petit groupe d’initiés, leur usage s’est démocratisé ces dernières années. Ainsi, l’application Signal, permettant de communiquer de façon sécurisée et plébiscitée par Edward Snowden, assure avoir vu ses téléchargements multipliés par quatre depuis la victoire de Donald Trump.

Qui plus est, l’épisode Snowden a profondément modifié la façon dont les géants du Web conçoivent leurs produits. Certains de ses documents faisaient mention d’un accès direct de la NSA aux serveurs d’entreprises comme Google et Facebook – ce qu’elles ont toujours démenti. Pour reconquérir la confiance de leurs utilisateurs, la plupart de ces entreprises ont considérablement renforcé la sécurité de leurs services, et les messageries chiffrées tendent à devenir la norme. WhatsApp a par exemple imposé cette année à tous ses utilisateurs le chiffrement « de bout en bout », ce qui signifie que seuls l’émetteur et le destinataire du message sont capables de le déchiffrer. Si un service de renseignement l’intercepte, il ne sera pas capable de lire. Et pas la peine de se tourner vers l’entreprise : elle non plus ne dispose pas de la clé permettant de déchiffrer le message. Ironie de l’histoire : ce sont désormais ces grandes multinationales qui se posent en rempart contre la surveillance de masse, alors même que leur modèle économique repose sur l’exploitation des données personnelles des internautes du monde entier.

Quant à Edward Snowden, malgré la sortie le 1er novembre d’un film hollywoodien hagiographique et une pétition pour sa grâce signée par de nombreuses personnalités, son avenir semble encore bien incertain. Poursuivi pour espionnage, ce symbole de la lutte contre la surveillance de masse risque jusqu’à trente ans de prison aux Etats-Unis. Son permis de séjour en Russie expirera à la fin de l’année prochaine, et les relations chaleureuses entre Donald Trump et Vladimir Poutine ne sont pas des plus rassurantes. Lors d’une de ses dernières vidéoconférences, le lanceur d’alerte a admis qu’il serait « fou » d’exclure la possibilité que Vladimir Poutine scelle un accord avec Donald Trump pour son extradition, mais a juré qu’il n’était pas inquiet : « Même si ce qu’il m’arrive m’importe, évidemment, je suis la partie la moins importante de tout ceci : ce n’est pas à propos de moi, c’est à propos de nous. »