C’était au début des années 1960, et la révolution cubaine, malgré ses efforts, ne s’exportait pas bien en Amérique latine. Les échecs s’accumulaient, des pouvoirs amis étaient annihilés. Du Brésil à l’Argentine, les gouvernements « réactionnaires », alliés des Etats-Unis, semblaient triompher, de coups d’Etat en écrasements de mouvements révolutionnaires.

Il restait une partie de la planète peut-être mûre pour l’aventure révolutionnaire, et c’était l’Afrique, à peine et mal décolonisée. Entre elle et Cuba, il y a toute la largeur de l’Atlantique. Certaines proximités allaient compenser la distance. Cuba se trouvait des affinités avec le monde noir, victime de la colonisation et désormais terrain de jeu pour les pays occidentaux en pleine guerre froide. Il semblait également naturel qu’une île comme Cuba, où vit une forte population noire ou métisse trouvant ses racines dans la traite négrière et ancienne colonie, se projette vers le continent des origines. Et tant pis si la question raciale n’était pas si nette sur l’île des « Barbudos ». Fidel Castro en avait fait un thème de politique intérieure, n’hésitant pas à déclarer lors d’un discours en 1966, lui dont le père était un Espagnol immigré de Galice : « Le sang de l’Afrique coule profondément dans nos veines. »

Missions militaires tous azimuts

Cuba avait mis le pied en Afrique en commençant par un coup de foudre pour le Front de libération national (FLN) des Algériens, alors en pleine guerre contre la France. En 1961, Fidel Castro avait envoyé son premier bateau d’armes au FLN, alors qu’il n’était au pouvoir à La Havane que depuis deux ans. En 1962, il accueillera à Cuba Ahmed Ben Bella en ami et en héros. L’année suivante, on envoie des armes, y compris 22 blindés, et des soldats, pour assister l’Algérie dans la première « guerre des sables » qui est sur le point de l’opposer au Maroc.

Au centre, le président du Conseil algérien Ahmed Ben Bella reçu à Cuba par le président Fidel Castro le 20 octobre 1962. | AFP

Che Guevara va se charger de porter la révolution dans le reste de l’Afrique, qu’il parcourt pendant trois mois en 1964. Souvent, les Cubains déchantent. Le Che, parti animer dans la clandestinité le maquis des combattants Simba, dans l’est du Congo, passera sept mois à se tourmenter face à des Congolais velléitaires et évitera de justesse la capture alors qu’approchent les soldats de Mobutu appuyés par la CIA.

Les Cubains trouvent aussi des interlocuteurs à leur mesure. Comme Amilcar Cabral, le chef du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC), qui mène une guerre de libération exemplaire en Guinée-Bissau. Avec l’aide cubaine, sa formation va mettre les troupes coloniales portugaises dans de telles difficultés que la « révolution des œillets », le coup d’Etat des militaires portugais las de la guerre coloniale, s’en trouve précipitée en 1974. Pour la première fois, Cuba a pesé sur un processus politique international. Alors, les missions militaires se multiplient. L’Afrique, grande tranchée de la guerre froide, est en feu. Au départ, La Havane avance pour son seul compte, ne travaillant qu’à la propagation de la révolution. On accueille des étudiants à Cuba et on envoie des conseillers militaires.

Peu à peu, l’aide militaire de l’URSS devient indispensable. Moscou affrète des avions Iliouchine pour les traversées transatlantiques et remplit d’armes les bateaux à destination des mouvements africains que les Cubains entraînent. En Occident, on raille Castro, « marionnette de Moscou ». C’est se tromper : Cuba, jusqu’aux années 1970, choisit ses « amis » et ses terrains d’intervention. Ensuite, il faut composer avec les pays frères du bloc, de l’URSS à la Yougoslavie de Tito, autre pays non aligné impliqué en Afrique.

Opération « Carlota »

C’est en Angola que cette alchimie est portée à son plus haut degré de perfection. Après la « révolution des œillets », les colonies portugaises doivent accéder à l’indépendance. Des trois mouvements de libération, seul le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) est proche des Cubains, depuis plus de dix ans. L’Unita et le Front national de libération de l’Angola (FNLA), eux, composent avec une alliance complexe qui réunit les Etats-Unis, l’Afrique du Sud de l’apartheid, des pays européens (France et Grande-Bretagne en tête) ainsi que la Chine communiste de Mao Zedong, animée par ses calculs antisoviétiques.

En mars 1984, Fidel Castro est en visite à Lunada. | PRENSA LATINA /REUTERS

Contre le MPLA, une première opération, appuyée par la CIA et le Zaïre de Mobutu, tente de prendre Luanda par le nord, tandis que du sud monte une colonne de blindés sud-africains avec le même objectif. Les chars Eland approchent de la capitale quand Fidel Castro lance l’opération « Carlota », du nom d’une esclave noire qui avait mené une insurrection à Cuba en 1843. Des conseillers cubains débarquent et les armes fournies par l’URSS suivent. Luanda ne tombera jamais. Entre octobre 1975 et avril 1976, plus de 30 000 Cubains sont envoyés dans le pays.

Fidel Castro a gagné un pari : celui de se trouver au centre d’un épisode majeur de la guerre froide. Ses troupes ont sauvé un pouvoir ami et fait la démonstration que les forces de l’Afrique du Sud sont vulnérables. L’échec sud-africain a des répercussions en Afrique australe, où les alliés et satellites du pays de l’apartheid (la Rhodésie, qui n’est pas encore le Zimbabwe, le Sud-Ouest africain, qui n’est pas encore la Namibie) considèrent cette démonstration avec inquiétude. Quelques mois plus tard éclate une insurrection à Soweto, un township de Johannesburg…

Dernier affrontement de la guerre froide

La petite île est parvenue à jouer un rôle planétaire. « En Afrique, nous pouvons infliger une lourde défaite à toute la politique des impérialistes… Nous pouvons libérer l’Afrique de l’influence des Etats-Unis et de la Chine », déclarera Fidel Castro au leader est-allemand Erich Honecker dans les années 1970, à une époque où Cuba se plie de plus en plus aux décisions de l’URSS. A la demande de Moscou, les Cubains vont intervenir en Ethiopie en 1977 pour aider le pouvoir du Derg à repousser l’attaque de la Somalie de Siyad Barré dans la région de l’Ogaden.

Avant l’effondrement de l’URSS, les troupes cubaines vont participer à l’un des derniers grands affrontements de la guerre froide, encore en Angola, lors de la bataille de Cuito Cuanavale. En janvier 1988, entre 20 000 et 40 000 Cubains, selon les sources, sont engagés aux côtés de 30 000 Angolais et 3 000 Namibiens, avec 600 chars en appui, des centaines de pièces d’artillerie, 1 000 canons antiaériens et des Mig 23. En face, l’armée sud-africaine. C’est la plus grosse bataille sur le sol africain depuis la seconde guerre mondiale. Tous les participants en sortiront en clamant victoire. Tous mentent : ils sont éprouvés, le savent, et cherchent désormais une voie de sortie. Ce sera la dernière contribution cubaine en Afrique. La Namibie, jusqu’alors sous mandat sud-africain, obtient son indépendance en échange du retrait d’Angola des forces de La Havane.

L’actuel président angolais, José Eduardo dos Santos avec Fidel Castro rendant les honneurs militaires au soldats moryts au combat en décembre 1989. | RAFAEL PEREZ/AFP

L’Union soviétique est en train de vivre ses derniers jours, une autre ère commence, et les Cubains s’envolent. Ils ont maintenu des missions militaires en Guinée-Bissau, en Angola, au Congo-Brazzaville, au Zaïre (Congo-Kinshasa), au Bénin, en Ethiopie, et ont participé à la formation de plusieurs mouvements de libération, depuis le Zimbabwe jusqu’au Mozambique en passant par l’ANC de Nelson Mandela, qui en sera toujours reconnaissant à Fidel Castro. Mais l’histoire s’est terminée, la vague révolutionnaire s’est brisée et Cuba se trouve à nouveau bien loin des côtes africaines.