L’attaque avait-elle la moindre chance de réussir ? Ceux qui ont tenté de provoquer la chute du président sud-africain, Jacob Zuma, à travers une motion de censure déposée lors d’un conclave de l’ANC (Congrès national africain) devaient le penser. Après trois jours de confrontations derrière des portes closes, le verdict est tombé. Mardi 29 novembre, lors d’une conférence de presse destinée à mettre un point final à ce nouvel épisode de déchirements en son sein, le parti au pouvoir a annoncé avoir rejeté la motion visant à pousser Jacob Zuma à la démission. Plus qu’une victoire, c’est là le signe d’une guerre de moins en moins clandestine entre partisans et ennemis du président Zuma, qui vient de repousser l’assaut le plus dur contre son pouvoir depuis qu’il est devenu président, en 2009. Et ce n’est pas la fin de la guerre.

Pour essayer de calmer les esprits dans l’immédiat, Gwede Mantashe, le secrétaire général du parti, a eu recours à la langue de bois typique de son organisation, affirmant qu’un « point de consensus » avait été atteint pour repousser la tentative d’acculer Jacob Zuma à la démission. Il lui a cependant fallu admettre que les discussions avaient été « parfois difficiles ». C’est un euphémisme. Pour la première fois, la scission au sein de l’ANC a éclaté au grand jour. Elle se creuse autour de la personnalité d’un président Zuma éclaboussé par une série de sandales qui aurait brisé la carrière de n’importe quel chef d’Etat. Et pourtant, une fois de plus, il a survécu et tranquillement pu, mardi matin, s’envoler pour Cuba afin d’assister aux funérailles de Fidel Castro.

Scandales et pots-de-vin

Simple sursis ? Il y a quelques semaines, un rapport de Thuli Madonsela, l’ancienne médiatrice de la République, dont M. Zuma et ses proches ont tout fait pour empêcher la parution, pointait les dérives de la proximité de Jacob Zuma avec une famille d’hommes d’affaires, les Gupta. Ces derniers, selon la courageuse Thuli Madonsela, ont accédé à certains leviers de l’Etat grâce à leurs relations d’affaires avec le président et sa famille. Des responsables politiques ont témoigné, par exemple, s’être vu proposer portefeuilles de ministre, fonctions diverses ou pots-de-vin par les Gupta dans les salons de leur résidence de Johannesburg, y compris le poste de ministre des finances. Des révélations qui faisaient suite au feuilleton de la résidence privée de Jacob Zuma à Nkandla, dans l’est du pays, rénovée avec des fonds publics et pour laquelle le président a finalement été contraint de rembourser 500 000 euros à l’Etat.

Dans un climat délétère qui a déjà valu à l’ANC une débâcle historique aux élections municipales d’août, des voix se sont élevées contre Zuma, l’appelant à quitter le pouvoir. Grands anciens de l’ANC, au poids moral inversement proportionnel à leur influence politique, ou association de patrons aux salaires mirobolants affirmant vouloir « sauver l’Afrique du Sud », tout ce monde a feint de croire à la magie de leur verbe, et qu’il suffirait de demander de façon insistante à Jacob Zuma de s’en aller pour qu’il s’exécute. Dans le même temps, ceux qui partageaient ce point de vue au sein du parti demeuraient d’abord des plus discrets. Comme le dit l’expression consacrée : « En dehors de l’ANC, il fait froid. » En cas de disgrâce, fini les privilèges, les voitures de fonction, les accès à certains marchés. Dans un pays où les dirigeants invoquent « les masses » et la révolution « en cours » à tout propos, ils luttent aussi pour conserver le droit de rouler dans les plus grosses cylindrées du marché, aux frais de l’Etat.

Ces dernières semaines, les anti-Zuma se sont mis à hausser le ton, malgré la diversité de leurs préoccupations. Cette cacophonie a peut-être donné l’impression que l’heure de faire tomber le président était venue. L’attaque éclair a été conçue pour avoir lieu au sein d’une réunion du Comité national exécutif (NEC). C’était aussi hardi qu’inédit. Plus haute instance dirigeante de l’ANC, le NEC compte actuellement quatre-vingt-six membres et reflète en théorie les diverses tendances du parti. Mais Jacob Zuma a veillé à y placer le maximum de ses alliés. « Jamais on n’a vu un NEC aussi verrouillé par le pouvoir », assure une source bien informée au sein de l’ANC. Alors, pour qu’y éclate un début de rébellion, il a fallu soit une autohypnose des ennemis du président, soit que quelque chose se fissure dans la machine. Il a aussi fallu que les opposants de l’intérieur cessent d’avoir peur, et sortent du bois.

Responsables à sang froid

Les anti-Zuma viennent d’horizons différents. Une partie est authentiquement heurtée par les scandales à répétition, et notamment les révélations sur la famille Gupta. Les plus lucides, dont certains ex-dirigeants, s’inquiètent pour l’avenir du pays dont l’économie, déjà en difficulté, est menacée par la corruption à grande échelle et une équipe de dirigeants contestés. En arrière-plan s’activent aussi des acteurs du secteur économique, notamment financier. La note souveraine de l’Afrique du Sud, pays très dépendant des investissements étrangers, menace d’être dégradée, et cela aurait des conséquences sérieuses. Le rand monte et descend comme un yo-yo fou en suivant les soubresauts des nouvelles politiques : il a pris de la valeur dès l’annonce de l’attaque des anti-Zuma, et reperdu cette avance dès que celle-ci a échoué.

Mais, dans ce camp attaché à la perte du président, il y a aussi des responsables politiques à sang froid. Certains anti-Zuma, plus prosaïquement, attendent dans l’ombre que sa chute ouvre la voie à leurs propres ambitions. C’est le cas du vice-président Cyril Ramaphosa qui, fort opportunément, s’est vu offrir il y a quelques jours par la centrale syndicale, la Cosatu, de remplacer Jacob Zuma. La Cosatu est associée à l’ANC et au Parti communiste sud-africain (SACP) dans une « alliance tripartite » pour diriger le pays depuis 1994, mais n’est plus que l’ombre d’elle-même. Une large partie du SACP s’oppose à Jacob Zuma pour des raisons politiques, jugeant que la corruption et l’immobilisme oblitèrent les efforts de lutte contre la pauvreté et les inégalités, qui continuent de s’aggraver en Afrique du Sud.

L’attaque contre Jacob Zuma a été déclenchée samedi 26 novembre, et a été menée d’abord par le ministre du tourisme, Derek Hanekom. Le lieu : Irene, une banlieue de Pretoria, la capitale sud-africaine, avec de faux airs de campagne. Hôtels tranquilles, fermes-restaurants, étangs à oiseaux, Irene est un endroit parfait pour les week-ends, attirant un mélange de familles et de couples illégitimes. C’est dans ce décor que le Comité exécutif national, la plus haute instance dirigeante de l’ANC devait se retrouver. Un détail n’avait pas échappé aux conjurés : une partie des partisans de Jacob Zuma était en réalité loin d’Irene, assistant au mariage d’un membre de leur groupe à Stellenbosch, de l’autre côté du pays. En somme, l’équilibre des forces au sein du NEC était dans ces conditions plus favorable à la sédition. C’est dans ce contexte d’équipe pro-Zuma réduite que Derek Hanekom a dégoupillé sa grenade, sous la forme d’une motion de censure contre le président Zuma. Le tout, dans le secret de la réunion. Le tout, fuitant immédiatement dans la presse, et provoquant un émoi national.

L’heure de la curée ?

Normalement, il faut plus qu’une motion de censure pour troubler l’Afrique du Sud. L’opposition en dépose à tout bout de champ au Parlement, toujours en vain. Cette fois, l’attaque émane de l’intérieur de l’ANC, une instance théoriquement verrouillée. Aux côtés de Derek Hanekom, certains anti-Zuma du gouvernement ont participé à l’attaque : le ministre de la santé, Aaron Motsoaledi, celui des travaux publics, Thulas Nxesi, rejoints par le chef de l’ANC au Parlement, Jackson Mthembu. Mais tandis que le ton monte à Irene, les partisans de Zuma, à Stellenbosch, sautent dans des avions pour éviter la douzaine d’heures de route qui les aurait fait arriver trop tard.

Dans la salle de réunion du NEC, la défense s’organise. Le président peut compter sur ses alliés inoxydables, comme la secrétaire générale adjointe de l’ANC, Jessie Duarte, la présidente de la Ligue des femmes de l’ANC, Bathabile Dlamini, ou encore la ministre des affaires étrangères, Maité Nkoana-Mashabane, rejointe par la responsable des petites entreprises, Lindiwe Zulu. Le président peut aussi compter sur les chefs des délégations des provinces pro-Zuma, notamment la « ligue des champions » qui réunit les provinces du Nord-Ouest, du Limpopo et du Mpumalanga (David mabuza, qui est à la tête du gouvernement local, pourrait être l’un des dirigeants de l’ANC dans l’ère post-Zuma).

Les assaillants n’ont peut-être comme point commun que leur espoir de faire tomber le président. Ses partisans, eux, défendent un territoire. Et songent à leur avenir. En appui de ce camp se trouve aussi l’ex-femme du chef de l’Etat, Nkosazana Dlamini-Zuma, qui dirige théoriquement jusqu’en janvier 2017 la Commission de l’Union africaine à Addis-Abeba, mais a déjà abandonné ce poste afin de préparer sa candidature pour succéder à son ex-mari. A travers elle, les ennemis du clan Zuma voient se perpétuer un système, et triompher le plan de « capture de l’Etat » (c’est le titre du rapport explosif de Thuli Madonsela) des Gupta. A Irene, c’est un peu le futur de l’Afrique du Sud qui s’est joué. Il a fallu prolonger les discussions au-delà du week-end, déborder sur lundi. Mais la motion a été repoussée. Les ennemis de Zuma sont désormais identifiés, et momentanément défaits.

Pour le président et ses loyalistes, c’est gagné jusqu’à nouvel ordre. Mais quelque chose s’est brisé. Le parti qui aime tant le secret déballe sa guerre civile. L’ANC résistera-t-elle éternellement à ces divisions ? « Le plus grand danger pour l’unité de l’ANC est d’engager un combat les uns contre les autres », a insisté M. Mantashe, qui sait de quoi il parle puisqu’il a adopté une ligne si ondoyante qu’il ne peut pas être compté tout à fait parmi les loyalistes de Jacob Zuma, sans toutefois s’être jamais déclaré parmi ses ennemis, si bien que sa tête est déjà mise à prix. L’heure pourrait être à la curée. Instances, gouvernement, faut-il exclure les anti-Zuma ? Les plus excités de ses partisans l’exigent à grands cris. Le président de la Ligue de la jeunesse du parti, Colleen Maine, est allé jusqu’à appeler les vétérans de l’aile armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe, à reprendre les armes pour défendre leur président. Or une centaine de ces vétérans, justement, a appelé le chef de l’état à quitter le pouvoir vendredi. Ce chaos est peut-être la dernière chose qui évite une gigantesque purge, qui serait le début du suicide politique de l’ANC.