Armelle Mabon est historienne. Maître de conférence à l’université de Bretagne-Sud et spécialiste des prisonniers de guerre « indigènes », elle mène depuis quinze ans un combat opiniâtre pour faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé le 1er décembre 1944 au camp militaire de Thiaroye situé dans la périphérie de Dakar, alors capitale de l’Afrique-Occidentale française (AOF). A la version officielle, une rébellion armée de tirailleurs sénégalais matée par les troupes coloniales dont le bilan s’établit à 35 morts, la chercheuse qui a épluché toutes les archives disponibles oppose une autre réalité. Pour elle, c’est un massacre de masse ayant abouti à l’exécution de plusieurs centaines d’hommes – au moins 300 – qui s’est joué au petit matin de ce mois de décembre. La seule faute de ces hommes était de réclamer leurs indemnités de captivité.

Armelle Mabon dénonce un mensonge d’Etat et continue de réclamer avec quelques-unes des familles des victimes, qui publient un appel sur Le Monde Afrique, la révision du procès qui condamna à la prison de faux « mutins » de 1944 à 1947. Officiellement demandée en 2015 par l’un de ses descendants, elle a été rejetée par la Cour de cassation. La chercheuse soutient que de nouveaux éléments seraient aujourd’hui de nature à modifier l’attitude des juges, comme l’existence « d’archives cachées à Dakar ».

Lors de son premier voyage au Sénégal en 2012, François Hollande, en évoquant le drame de Thiaroye, avait promis de rendre toutes les archives au Sénégal. La promesse a-t-elle été tenue ?

Armelle Mabon Les archives qui ont été effectivement transférées au Sénégal étaient déjà consultables. Il s’agit de celles du Service historique de la défense et d’un plus gros fonds qui se trouve à Aix-en-Provence, provenant du ministère des colonies. Il m’a par ailleurs été possible d’accéder aux pièces du procès qui a suivi le massacre du 1er décembre 1944. Ces documents étaient les derniers à faire l’objet d’une dérogation dans l’accès aux archives.

Mais le gros problème de ces archives est qu’elles ont été constituées pour alimenter un récit falsifié de ce qui s’est passé. Elles comportent des rapports rédigés sur ordre pour faire croire à une rébellion armée. Les vraies archives sont restées à Dakar. Tout porte à croire qu’elles étaient conservées au camp militaire de Bel Air jusqu’au retrait des forces françaises en 2011. Elles ne sont répertoriées nulle part, mais nous avons des témoignages sur l’existence de cartons d’archives dans lesquels pourraient se trouver la liste des personnes tuées, leur nombre ainsi que l’emplacement des fosses communes où elles ont été enterrées. Il est aussi fort probable qu’y soient consignés les montants spoliés. J’ai fait des demandes au ministère de la défense et je n’ai eu jusqu’à présent aucune réponse, alors que le dernier commandant des forces françaises au Sénégal, le général Olivier Paulus a été nommé dans la foulée directeur du Service historique de la défense [avant d’en être exclu en 2013]. S’il y a bien quelqu’un qui sait où sont ces archives, c’est lui. Ma crainte est que ces archives aient été détruites.

Vous admettez qu’il reste des zones d’ombre que vous n’avez pas réussi à clarifier. Sur certains points, vous en êtes encore réduite à faire des hypothèses. Que pouvez-vous cependant affirmer ?

C’est un crime de masse maquillé en rébellion armée pour camoufler d’abord la spoliation des soldes de captivité des tirailleurs sénégalais au bénéfice des caisses de l’Etat et couvrir le massacre de plusieurs centaines d’hommes. Pour moi, les officiers qui se trouvaient à Dakar ont estimé que ces tirailleurs avaient suffisamment touché d’argent. Des officiers qui ne se sont pas sentis tenus de respecter l’intégralité des droits de ces soldats. Nous avons des témoignages d’officiers expliquant clairement que les tirailleurs refusaient de quitter la caserne tant qu’ils n’avaient pas touché leurs arriérés de solde. En vertu de plusieurs textes, il était en effet convenu que les prisonniers de guerre « indigènes » toucheraient un quart de leur solde de captivité en métropole et les trois quarts restant lors de leur rapatriement. La circulaire publiée par le gouvernement provisoire quelques jours après le massacre et stipulant que les ex-prisonniers devraient être intégralement dédommagés avant leur départ de métropole participe de cette manipulation pour rendre les revendications illégitimes. Soyons clairs, le général de Gaulle n’a jamais ordonné ce massacre, mais, au moment où il y avait des tractations avec les grandes puissances, notamment avec les Etats-Unis, il n’était pas possible d’assumer un tel massacre. Il fallait ensuite cacher le nombre de victimes.

Jusqu’où allez-vous dans vos accusations ? S’agissait-il d’une exécution préméditée ?

Ce que nous savons c’est que, contrairement à ce qui a été affirmé, les tirailleurs sénégalais ne se sont pas regroupés de leur propre initiative. Ils ont reçu l’ordre de se rassembler sur l’esplanade où ils allaient être tués. La veille au soir, les officiers avaient ordonné que des automitrailleuses soient disposées sur l’esplanade. Entre 300 ou 400 hommes ont été tués. Pourtant le bilan officiel ne fait toujours état que de 35 victimes.

Combien ces rapatriés étaient-ils au total, que sont-ils devenus après le drame ?

Au total, ils étaient entre 1 600 et 1 700. On estime qu’environ les deux tiers se trouvaient à Thiaroye. Après le massacre, les rescapés ont été rapidement renvoyés dans leur foyer en Guinée, au Mali, au Sénégal, au Burkina Faso… Des lettres attestent que, jusque dans les années 1980, des demandes de versement de solde d’arriérés ont été formulées. Mais personne n’a perçu quoi que ce soit. Tout cet argent est resté dans les caisses de l’Etat.

Le ministère de la défense fait, dites-vous, obstruction à la vérité. Pourquoi ?

L’histoire de Thiaroye fait écho pour moi à l’affaire Dreyfus. Il y a la volonté de couvrir un mensonge d’Etat. Pourquoi ? Peut-être pour préserver la mémoire de quelques officiers. La révision du procès serait un symbole extraordinaire pour les tirailleurs sénégalais. Une première demande faite par le fils d’un des tirailleurs les plus lourdement condamnés a été rejetée par la Cour de cassation. Maintenant, la demande doit venir du garde des sceaux.

Certains historiens ne partagent pas votre lecture de ce passé et vous êtes en procès avec l’un d’eux…

L’histoire officielle est en effet confortée par certains historiens très proches des milieux militaires. Pour moi, ils pratiquent la fraude scientifique au service d’un mensonge d’Etat. J’ai porté plainte pour diffamation contre Julien Fargetas qui est spécialiste des tirailleurs sénégalais. Il a contesté la synthèse de mes travaux que j’avais adressée comme devoir d’alerte à François Hollande et à tous les ministères concernés ainsi qu’à certains historiens. Au lieu de discuter de ma recherche comme cela se fait dans le milieu académique, il a publié une lettre ouverte au président de la République sur le site de Jeune Afrique en m’accusant de partialité. Le procès se déroulera en mars 2017 devant le tribunal de grande instance de Paris.

Quel est au final votre objectif ?

Je veux obtenir la révision du procès et une réparation pour tous ces hommes dont les droits n’ont pas été respectés. Je demande aussi l’exhumation des corps. On ne peut pas laisser ces hommes dans des fosses communes. Ils doivent trouver leur place dans le cimetière militaire de Thiaroye avec la reconnaissance « Mort pour la France ». Seul le Sénégal peut décider de cette exhumation.

Quelle est la position de Macky Sall ?

Macky Sall ne bougera pas si François Hollande ne bouge pas. Thiaroye reste une cicatrice énorme. Il faut arrêter de perpétuer ce mensonge. On ne peut pas avoir une mémoire apaisée entre nos deux pays avec tel mensonge.