L’Hôtel Danieli à Venise. | Bernard bill5/CC BY 2.0

L’opération « Rota do Atlantico » (« la route de l’Atlantique »), équivalent portugais de l’affaire des biens mal acquis, continue de faire tomber des têtes. Après l’homme d’affaires José Veiga, le « Monsieur Afrique » portugais longtemps basé à Brazzaville, et une dizaine d’autres suspects, c’est au tour de José Roberto Colnaghi, président de la société brésilienne Asperbras, d’être inculpé à Lisbonne de « corruption » et de « blanchiment d’argent ». Depuis jeudi 24 novembre, le groupe est ainsi décapité en raison des contrats très lucratifs que M. Colnaghi a signés en République du Congo.

Et, surtout, le ministre congolais des finances de l’époque, Gilbert Ondongo, apparaît comme l’un des grands récipiendaires de la générosité de la firme brésilienne. Selon les éléments recueillis par les autorités portugaises, M. Ondongo, désormais ministre de l’économie congolaise, a acheté un appartement Avenida da Liberdade, la plus cossue de Lisbonne, juste au-dessus de boutiques Cartier et Porsche. Et ceci grâce notamment à un virement de 347 000 euros effectué en août 2015, provenant d’une société de droit congolais contrôlée par José Veiga, le représentant au Congo d’Asperbras. A la même période, selon des documents judiciaires portugais que Le Monde a pu consulter, le groupe brésilien a également mis à disposition du ministre une résidence dans la station balnéaire chic de Cascais, surnommée la « maison du ministre ». La police portugaise y a trouvé 3 millions d’euros et 4,35 millions de dollars (4 millions d’euros) en liquide lors d’une perquisition en février 2016.

Contrat de plus d’un milliard de dollars

Dans la foulée, M. Ondongo a aussi bénéficié d’un séjour tous frais payés dans un palace vénitien du XIVe siècle, l’Hotel Danieli, entre le 24 et le 30 août 2015. La suite qu’il a occupée a été facturée 5 000 euros la nuit. Ou encore au Ritz de Lisbonne du 13 au 15 janvier 2016. Ces dépenses, et d’autres, ont été payées par le biais d’une carte Visa sans limite de crédit, au nom du frère d’un employé d’Asperbras.

Contacté, l’entourage de M. Ondongo, se référant à l’argent liquide, juge qu’il est « fantaisiste d’imaginer que ces fonds, trouvés dans un lieu ne lui appartenant pas, aient un quelconque lien avec le ministre », tout en refusant de se prononcer sur les autres découvertes des autorités portugaises. Ajoutant que « la procédure de passation des marchés publics les plus importants ne donne pas un rôle prépondérant au ministre des finances ». Quant au gouvernement, il indique par la voix de son ministre de la communication, Thierry Moungalla, ne pas commenter « d’éventuelles procédures en cours » et précise n’avoir « reçu aucune demande d’entraide judiciaire ».

La justice portugaise travaille néanmoins sur l’hypothèse que ces largesses ont rétribué la signature d’une série de contrats conclus entre Asperbras et l’Etat congolais. Des contrats qui surprennent par leur ampleur et leur montant : plus d’un milliard de dollars – soit 8 % du PIB congolais. Comment Brazzaville a-t-elle honoré les factures de la société brésilienne ? En puisant notamment dans l’argent que le trader pétrolier suisse Gunvor a prêté, avec BNP Paribas, à la Société nationale des pétroles congolais (SNPC) : 750 millions de dollars entre 2011 et 2012, en échange de cargaisons de brut. Des commissions adossées à ce contrat entre Gunvor et la SNPC font l’objet d’une procédure pénale pour « blanchiment d’argent » instruite en Suisse depuis fin 2011 par le ministère public de la Confédération (MPC).

Or Asperbras a versé des commissions aux mêmes intermédiaires que Gunvor, un Gabonais et un Français tous deux titulaires, via des sociétés domiciliées respectivement au Belize et à Malte, de comptes en Suisse. Les autorités helvétiques ont ainsi envoyé, à l’été 2014, une demande d’entraide judiciaire à Lisbonne. Cette démarche en apparence de routine allait déclencher un véritable scandale au Portugal, avec l’ouverture de l’enquête de la « Route de l’Atlantique », ainsi nommée en raison des incessants allers-retours entre le Portugal et le Congo effectués par les jets d’Asperbras.

Marge considérable

Dès 2012, Asperbras commence à ériger la zone industrielle de Maloukou, près de Brazzaville, voulue par le président Denis Sassou-Nguesso et évaluée à près de 500 millions d’euros. Le groupe, initialement spécialisé dans les tuyaux et raccords en PVC, se voit aussi confier la construction de douze hôpitaux, l’établissement d’une carte sur le potentiel minier du pays ainsi que des forages hydrologiques, pour des montants nettement supérieurs à des travaux similaires effectués au Tchad et au Cameroun, selon Le Canard enchaîné du 4 juin 2014. Des missions si distantes de son expertise d’origine qu’Asperbras en sous-traite une petite partie au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), établissement de droit public français.

Sollicité par Le Monde, le BRGM affirme que des différences topographiques et spatiales justifient le surcoût par rapport au Tchad et au Cameroun, mais reconnaît que le montant qu’il a perçu est « sans commune mesure » avec celui qu’Asperbras aurait lui-même encaissé à Brazzaville, réalisant au passage une marge considérable. Christian Braux, directeur adjoint chez BRGM, ajoute qu’au vu de la procédure portugaise en cours, sa société « réfléchirait » avant de se lier à nouveau avec Asperbras. Au moment de la signature du contrat, en août 2013, BRGM affirme avoir pris certaines « précautions » pour s’assurer de la solvabilité de son partenaire, sans toutefois s’intéresser aux conditions d’obtention du contrat, dans un pays pourtant classé 21e plus corrompu au monde, selon Transparency International.

Au Congo, c’est José Veiga qui était aux commandes pour Asperbras. Il se trouve aujourd’hui au centre de l’investigation menée au Portugal. Arrêté le 3 février, puis libéré sous caution, M. Veiga a été inculpé de « corruption, blanchiment et fraude fiscale ». Tout comme son associé Paulo Santana Lopes, frère d’un ancien premier ministre portugais, une avocate et le directeur financier du groupe, Mauricio Caldeira, arrêté en Argentine.

Réseau sophistiqué de sociétés offshore

Par le truchement d’un réseau sophistiqué de sociétés offshore, l’essentiel des fonds suspects a transité par le biais de la Banque internationale du Cap-Vert, dont José Veiga était de loin le principal client. L’ancien agent de joueurs de football a même tenté de la racheter pour 13,75 millions d’euros au groupe Banco Espirito Santo (devenue Banco Novo en 2014 suite à sa faillite frauduleuse), mais cette transaction a essuyé le veto de la Banque centrale du Portugal. Dans un enregistrement sonore du Conseil supérieur de Banco Espirito Santo, tenu fin janvier 2014, les dirigeants de Banco Espirito Santo considèrent José Veiga comme le « gestionnaire » du président congolais Denis Sassou-Nguesso. L’homme d’affaires portugais s’est également affiché aux côtés de deux enfants du président, Denis-Christel Sassou-Nguesso, chargé des ventes de pétrole de l’Etat, ainsi que Claudia Sassou-Nguesso, conseillère en communication de la présidence. Ni José Veiga ni son avocat n’ont voulu répondre aux questions du Monde.

Les contrats conclus avec le Congo ont permis aux dirigeants d’Asperbras de mener grand train. Tandis que José Veiga a pu diversifier ses activités, investir dans l’immobilier et s’offrir plusieurs voitures de luxe, José Roberto Colnaghi et son frère ont acquis, en mars 2012, deux parcelles sur la très huppée Star Island, à Miami, pour 17 millions de dollars. La société est également devenue propriétaire de deux jets privés Bombardier, un Challenger 605 et un Global Express 6000.

Avant de percer au Congo, Asperbras n’existait que dans l’ombre des géants brésiliens du BTP, comme Odebrecht. De fait, M. Colnaghi a su nouer des liens étroits avec les présidents Lula et Rousseff, notamment par le biais d’Antonio Palocci, plusieurs fois ministre et, surtout, trésorier de leurs campagnes électorales respectives en 2002 et 2010. Un rapport du Sénat brésilien de 2006 évoque d’ailleurs un possible financement illicite du Parti des travailleurs par l’intermédiaire des deux hommes. Usant de son influence, M. Palocci a également obtenu de Brasilia l’annulation de la dette publique congolaise. Et cela afin d’ouvrir les portes du pays aux entreprises brésiliennes, comme Asperbras.