La bibliothèque de l’Essec, à Cergy-Pontoise (Val d’Oise). | Denis ALLARD/REA

Ils ont bûché intensément pendant deux ou trois ans de classes préparatoires, se sont entraînés à manier des concepts abstraits et stimulants en mathématiques ou en philosophie. En guise de récompense, les voici plongés à l’aridité technique des cours de comptabilité, de gestion, de marketing ou de finance.

C’est pour rompre avec ce douloureux atterrissage des étudiants en grande école de commerce que l’Essec a inventé un dispositif innovant, destiné à la fois à combattre, selon les termes d’Anne-Claire Pache, directrice du programme grande école, le « blues post-classe préparatoire » et à leur permettre de découvrir « les deux bouts de la chaîne de l’entreprise ». Le premier trimestre des étudiants de la grande école de Cergy-Pontoise est ainsi devenu un round d’observation.

En novembre, les 385 admis en première année ont passé quatre jours en stage au plus près d’un manageur pour observer sa tâche heure par heure. « C’est un peu Vis ma vie de manageur », résume Anne-Claire Pache, qui mène l’exercice pour la deuxième année. L’expérience couronne un premier trimestre de « transition » vers le monde de l’entreprise, qui comprend notamment quatre semaines d’expérience de type « stage ouvrier » : gérer des colis dans un service logistique, travailler dans un centre d’appels ou dans la restauration rapide. Autre option : s’investir dans des métiers à vocation sociale : chez Emmaüs, auprès de handicapés ou, pour certains, dans la « jungle » de Calais.

« Une expérience unique »

Baptisé « Go Pro » à l’origine, ce stage dans les pas d’un manageur a été renommé « Shadowing » : il s’agit d’observer dans l’ombre. « J’ai installé Nicolas dans mon bureau, juste en face de moi, témoigne Pierre Auberger, directeur de la communication du groupe Bouygues. Il a assisté à toutes les discussions avec mes collaborateurs, a pu discuter avec les membres de l’équipe, qui sont assez jeunes, et m’a accompagné dans presque toutes les réunions internes et dans les rencontres avec les agences digitales avec lesquelles nous travaillons. »

L’élève, Nicolas Vincent, a apprécié « une expérience assez unique : pouvoir observer de près la veille permanente qu’effectue un service de communication, 24 heures sur 24, sur tout ce qui dans l’actualité pourrait concerner l’image d’une entreprise ». Comme les autres, il devra rédiger un « rapport d’étonnement » pour faire part de ses découvertes à son tuteur. Le projet est aussi évalué et encadré par les enseignants de l’école. Si la façon de manager de son tuteur l’a intéressé, Nicolas Vincent a surtout apprécié « de discuter avec lui, car il a fait carrière auparavant dans le marketing, et c’est le projet auquel [il se] destine ».

Au départ, l’Essec a mis à disposition des élèves une base de données d’offres de stages proposées par les anciens. L’une était très convoitée, celle du PDG du groupe de chimie fine Axyntis, David Simonnet : « Cette semaine-là, je devais aller à un salon incontournable du secteur à Bombay et j’ai proposé d’emmener un élève », explique-t-il. En Inde, il achète depuis quinze ans des matériaux permettant de fabriquer, dans ses cinq usines en France, des molécules actives, réexportées pour la fabrication de médicaments, notamment au Japon. Beaucoup d’élèves avaient préparé leur lettre de motivation. Quelques minutes après l’ouverture de l’appel à candidatures, une dizaine était déjà envoyée. Celle de Corentin Riet a été retenue par le chef d’entreprise pour « son intérêt pour l’industrie, son autodérision – il déclarait s’intéresser à l’Inde pour sa gastronomie, en tant que végétarien ! – et sa volonté de confronter la théorie à la pratique ».

« Nous avons eu le temps de parler pendant le salon, raconte David Simonnet. Car, en Inde, une journée de rendez-vous est pleine de surprises, de retards et d’inattendus. A la fin, elle est aussi productive que prévu, mais pas du tout de la façon attendue ! » L’élève est aussi parti, avec la directrice des achats, auditer un fournisseur « à 300 km de Bombay… mais cela prend six à huit heures de trajet à l’aller comme au retour. Cela permet une perception quasi physique de la réalité. Il y a un choc entre ce qu’on peut apprendre en prépa à Paris, et ce que l’on trouve au bout de la chaîne de valeur en rendant visite à un fournisseur indien », ajoute le PDG. Corentin Riet se souvient effectivement « des chemins de terre, des vautours, des crocodiles, et de simples routes où l’on passe, en slalomant face à des camions énormes, à côté de paysages incroyables, avant d’arriver dans une usine très loin des standards occidentaux ».

« J’ai pu observer sa façon de travailler. La vie d’un entrepreneur, c’est vraiment d’aller sur le terrain », note Corentin Riet, stagiaire, étudiant à l’Essec

L’élève y a mesuré le défi de garantir les normes internationales de qualité, de sécurité et d’environnement : « On ne peut pas se permettre d’avoir des produits dangereux, ou un fournisseur qui n’a aucune morale. » Et la responsabilité que cela implique : « Il faut vraiment se jeter à l’eau. La vie de M. Simonnet, c’est d’aller sur le terrain, c’est un entrepreneur, j’ai pu observer sa façon de travailler », ajoute-t-il, soulignant la charge de travail et l’investissement personnel.

De son côté, Bérénice Bourgeois, issue de prépa littéraire, était entrée à l’Essec en présentant son projet professionnel : travailler dans l’économie sociale et solidaire (ESS). « Dans le cadre de mes recherches, j’avais été très intéressée par le travail d’Unis-Cité et de sa fondatrice, Marie Trellu-Kane, une ancienne de l’Essec. » Par le secrétariat de l’école, elle obtient les coordonnées de la présidente de l’une des associations motrices de la naissance du service civique. Affaire conclue : « A l’Essec, il y a un esprit de tutorat vis-à-vis des plus jeunes, comme dans le service civique », explique Marie Trellu-Kane.

Ce qui a frappé Bérénice Bourgeois, c’est également « l’engagement total que demandent les fonctions » de la présidente d’Unis-Cité. « Nous avons d’abord passé deux jours au Conseil économique, social et environnemental (Cese), où elle siège également. » Un travail de représentation dont l’élève a mesuré l’importance : « Sans cela, le statut de volontaire en service civique n’aurait jamais été reconnu. » « Le lendemain, nous étions à un comité de direction à Lyon avec tous les directeurs régionaux.»« Bérénice a pu voir tous les directeurs, et elle a rencontré des équipes. Nous sommes une grosse PME sociale avec 260 salariés. J’ai joué le jeu de tout lui montrer. Mais je suis un peu gênée de n’avoir pas eu le temps de parler beaucoup avec elle, sauf dans le métro et les transports », regrette Marie Trellu-Kane, qui espère poursuivre le dialogue. Façon de faire passer les élèves de l’ombre du « Shadowing » à la lumière du réel.