Si le jeu vidéo est aujourd’hui considéré comme un média capable de poésie et d’émotion, c’est en partie à lui qu’on le doit. En trois jeux seulement, Ico en 2001, Shadow of the Colossus en 2005, et désormais The Last Guardian, qui sort mercredi 7 décembre sur PlayStation 4, Fumito Ueda a débridé le potentiel créatif d’une industrie longtemps caricaturale.

Lui refuse les lauriers. Il considère « concevoir des produits plutôt que des œuvres d’art », comme il l’affirmait à Eurogamer en 2009. Si son discours est parfois confondant d’humilité, ses pairs ne s’y sont pas trompés. Ico est unanimement reconnu comme un jeu phare par d’innombrables créateurs, du cinéaste Guillermo del Toro au cinéma au créateur français de jeux vidéo David Cage, en passant par le guitariste de Radiohead, Jonny Greenwood.

Perfectionniste, il aura mis six ans (de retard) à accoucher de The Last Guardian. « Fondamentalement, mon mot d’ordre est de réussir à aller au bout de mes idées de départ », se contente-t-il d’expliquer à Eurogamer. Tout juste convient-il de l’ambition de départ derrière son tout premier titre, Ico : concevoir un jeu qui se débarasse des codes habituels des jeux vidéo.

La trilogie de la compassion

Ico racontait l’échappée angoissante, main dans la main, d’un prince cornu et d’une fille de lumière, à travers un monumental château labyrinthique. Dès lors, au cœur de l’œuvre de Fumito Ueda, une même question reviendra, sinueuse, entêtante : quel lien tisser avec une altérité insondable ? Si Ico devait être adapté en film, suggère-t-il en 2012 au site spécialisé CVG, « je choisirais un héros japonais pour Ico et une héroïne étrangère pour jouer la princesse Yorda – pour établir une vraie situation où la communication n’est pas possible ».

ICO HD - Official Gameplay Trailer [HD] (PS3)
Durée : 03:02

Quatre ans plus tard, Shadow of the Colossus met en scène un cavalier et sa monture, lâchés dans une plaine immense où les attendent seize colosses vertigineux, que le joueur devra escalader et tuer pour ramener à la vie son aimée. Plus de dix ans après, The Last Guardian introduit cette fois un jeune garçon et un gigantesque animal, mi-griffon, mi-chat, qu’il va apprendre à amadouer pour s’échapper d’une citadelle retorse.

Princesse muette, colosse paniqué, griffon sauvage : chaque fois, sans cinématique, sans voix ou si peu, c’est bien à travers les gestes que ses aventures parviennent à exprimer quelque chose de la violence de l’altérité.

« L’animation me fascinera toujours »

De sa jeunesse, on sait peu de choses, sinon qu’il est né en 1970 et a grandi dans une maison remplie d’animaux. Les jeux qui lui ont « ouvert les yeux », raconte-t-il sur le site officiel PlayStation, datent de ses années d’étudiant : Prince of Persia (1989), Another World (1992), ou encore Virtua Fighter (1994). Trois titres très cinématographiques, chacun à leur manière.

« Ce qu’ils partagent en commun, c’est la complexité de l’animation. Je suis toujours curieux de trouver de nouvelles manières d’insuffler de la vie aux personnages à travers l’animation – c’est un élément qui me fascinera toujours. »

Dont acte. Après avoir signé les cinématiques du thriller spatial Enemy Zero en 1998, l’unique titre qu’il n’a pas supervisé, il s’impose dès sa première œuvre comme l’héritier en jeu vidéo des maîtres japonais de l’animation.

Dans Ico, les deux mains des héros, qui se cherchent, se joignent, s’emmènent ou se rattrapent, expriment quelque chose de nouveau dans le jeu vidéo, une narration tout entière contenue dans le frôlement des doigts et l’espoir d’être deux.

Dans Shadow of the Colossus, le héros s’accroche follement au pelage de colosses furieux, se fait balancer au gré de leurs coups de hanche, avant de leur donner à moitié en déséquilibre le coup d’épée fatal. Le joueur éprouve quelque chose d’inédit, le sentiment étrange et confondant de sentir sa proie géante se débattre – « ma forme de cruauté à moi », glisse-t-il dans les colonnes de CVG.

Shadow of the Colossus HD - Gameplay Trailer [HD] (PS3)
Durée : 03:00

Cette fois encore, dans The Last Guardian, c’est Trico, monstre fabuleux au regard canin et à la gestuelle féline, qui par ses petits pas, ses mouvements d’effroi ou de confiance, prend tant et si bien vie qu’on en finit par le tutoyer. « C’est assez simple, explique-t-il au magazine Famitsu en 2013. A la fin du jeu, si le joueur ressent l’existence de Trico comme s’il était là vraiment, alors nous aurons réussi la tâche que nous nous étions donnée. » Insuffler de la vie.

Des mondes brumeux et sans âge

Bien qu’ils ne se suivent pas ni ne se répondent, les trois jeux sont souvent présentés comme une trilogie en raison de leur esthétique commune. Il y a en effet une touche Ueda. Les mondes du Japonais sont épurés, brumeux et monumentaux, comme des cathédrales lumineuses bercées d’une aura de mystère. Les personnages y parlent des langues fictives étranges, portent des toges inclassables, errent dans des ruines pétries de mythologies muettes et absconses.

« Shadow of the Colossus » met en scène un cavalier et sa monture. | Sony

A chaque fois, la musique est presque absente, quelques notes de piano surtout. Les interactions sont minimalistes, les ennemis rares, et entre deux énigmes à portes et leviers, le regard est régulièrement tenté de se perdre dans ces vestiges sans âge, faits de vieilles pierres et d’herbes sauvages. Dans les jeux de Fumito Ueda, on ne se contente pas de jouer, on voyage.

De sa philosophie de la conception, il ne dit jamais rien, ou presque. « Vu de notre côté, nous n’avions pas une ambition ferme de centrer nos jeux sur la question du lien, au contraire. Mais de nombreux joueurs d’Ico et de Shadow of Colossus se sont dit : “Oh, ces jeux parlent de créer un lien, ils parlent de confiance.” (…) Je n’aime pas forcer les thématiques », assurait-il au Guardian en juin.

Une poésie du pragmatisme

L’ancien employé modèle de Sony, qu’il a quitté en 2013, se garde bien d’attribuer le moindre message à ses jeux. Sempiternellement, interview après interview, son discours achoppe sur la même rengaine : il crée uniquement à partir de contraintes et de choix de design. Yorda, son premier héros, portait des cornes pour qu’il soit plus facilement repérable dans le décor sur les plans éloignés, se justifiait-il lors d’une conférence en 2006. Si ses arrière-plans sont souvent drapés de brouillard, c’est là aussi pour que les façades interactives apparaissent plus nettement au joueur.

Lui-même va jusqu’à présenter la naissance de Trico, l’animal géant domestiqué, comme le résultat d’un malentendu. A l’époque de Shadow of the Colossus, il estimait que la relation au cœur du jeu était celle entre Wander, le héros, et la fille qu’il cherche à tout prix à ressusciter.

« Mais à sa sortie, j’ai lu plein d’avis de joueurs émus qui trouvaient que la relation la plus forte était celle entre Wander et son cheval. (…) C’est de là qu’est née l’idée de “The Last Guardian”. »

The Last Guardian - E3 2015 Trailer | PS4
Durée : 06:57

A l’entendre, n’importe quel créateur de jeu aurait dû en venir aux mêmes conclusions. Rien n’est plus unique, pourtant, que son style chevaleresque et onirique. « Mes univers sont fondamentalement basés sur mes sens, expliquait-il au site britannique Eurogamer. Je n’ai pas vraiment analysé à quoi ressemble mon style visuel. Au fur et à mesure du processus créatif je décide – et c’est comme ça que je développe mon style. »

L’explication, brumeuse, est à l’image de ses jeux, toujours nimbée d’un étrange mystère. Fumito Ueda n’aime pas expliquer. Il préfère laisser l’imagination du joueur voguer dans ses mondes – ces énigmes froides et géantes caressées par l’espoir d’un regard complice, d’une main tendue, d’une interaction enfin humaine.