Le marché au gras de Gimont, dans le Gers, mercredi 6 décembre. | Feriel Alouti

Mercredi 7 décembre, au matin, massés derrière des barrières, une quarantaine de personnes, des retraités pour la plupart, attendent le coup de sifflet. A 10 heures précises, la sonnette du marché au gras de Gimont, dans le Gers, retentit. Les clients se pressent devant les étales. Certains n’hésitent pas à tâter la marchandise pour repérer, en vue des fêtes, le plus beau foie gras. Mais il faut faire vite, car, ce jour-là, seule une poignée de producteurs a fait le déplacement. « L’ambiance est très maussade mais il faut faire avec. Ne pas se faire peur et garder le moral », lance tel un leitmotive Claudine, 56 ans dont trente-trois ans de gavage au compteur.

Et pour cause, la semaine dernière, un foyer de grippe aviaire H5N8, « hautement pathogène » pour les oiseaux, selon le ministère de l’agriculture, a été découvert dans le Tarn, avant de se répandre dans le Lot-et-Garonne, les Hautes-Pyrénées... et le Gers. Dans ce département, trois foyers secondaires ont été décelés à Monlezun, Eauze et Beaumont-sur-l’Osse depuis le 1er décembre.

Pour éviter une propagation du virus, une zone de protection de trois kilomètres, ainsi qu’une zone de surveillance de dix kilomètres ont été instaurées autour des élevages ou des salles de gavage. Mercredi 7 décembre, près de 18 000 canards avaient été abattus, la désinfection ordonnée et tout mouvement de volailles et de palmipèdes vivants interdit.

Une situation vécue difficilement par les producteurs. Au marché au gras de Gimont, certains rechignent à parler et accusent la presse de « dire n’importe quoi ». « Il n’y a rien dans le Gers », crie l’un d’eux, avant de tourner le dos. « L’ambiance est très tendue », remarque le représentant de l’office de tourisme, un grand gaillard posté à l’entrée de la halle. « Il faut éviter de parler de grippe aviaire, sinon ils montent sur la table », poursuit-il, en souriant.

« A part subir, on ne peut rien faire »

Il faut dire que ce nouvel épisode d’influenza aviaire, qui survient à deux semaines des fêtes, est un nouveau coup dur pour la profession, déjà très affectée par la dernière crise. D’autant que dans le Gers où l’on produit du foie gras « depuis toujours », la production fait vivre de nombreux foyers. Selon la chambre d’agriculture, « il y a quatre à cinq emplois derrière chaque producteur ».

Au printemps, onze foyers de grippe aviaires ont été recensés dans le département, obligeant les producteurs de foie gras à suspendre leur activité pendant plusieurs semaines. Ce fut le cas de Kelly, 28 ans, dont le compagnon est gaveur à Saint-Médard. « On a arrêté le gavage fin avril avant de le reprendre en septembre. Résultat, on n’a pas eu d’activité pendant quatre mois. Heureusement que mon compagnon fait aussi de la vache à viande et de la culture de céréales. C’est plus compliqué pour ceux qui n’ont que ça. »

C’est le cas de Vincent, 32 ans, gaveur de foie gras à Aubiet. Installé depuis dix ans, le jeune producteur a enregistré, après quatre mois d’inactivité, une perte de chiffre d’affaires de 6 000 euros. Indemnisé jusqu’à présent à hauteur de « 45 % », il a aussi dû investir 20 000 euros dans des systèmes de biosécurité, en installant notamment des sas à l’entrée des salles de gavage et des airs de nettoyage pour les véhicules. « A part subir, on ne peut rien faire. Mais franchement, je n’ai jamais rencontré une telle situation », explique-t-il, la mine atterrée. Depuis avril, Vincent ne se verse plus aucun salaire.

Comme d’autres, Vincent en veut surtout aux industriels accusés de vouloir tuer les « petits ». « Les grosses firmes comme Vivadour veulent éliminer les petits producteurs comme moi car on est un frein pour leur développement, annonce-t-il. Quand on existera plus, les grandes marques récupéreront notre clientèle. »

Vivadour. Ces derniers jours, le nom de cette coopérative aux 475 millions de chiffres d’affaires annuel, comme l’indique son site Internet, suscite une vive polémique. Certains la soupçonnent de ne pas avoir respecté le principe de précaution en ayant autorisé l’import, dans le Gers et les autres départements touchés, d’une marchandise potentiellement contaminée par le virus H5N8.

« On m’a livré une bombe à retardement »

Pour mieux comprendre ce qui germe dans les esprits, il faut retracer la chronologie. Tout commence le samedi 26 novembre dans le Tarn, à Almeyrac, une commune de 282 habitants. Ce jour-là, un éleveur constate un taux de mortalité inhabituel chez ses canards. Il prévient aussitôt son vétérinaire. Le lundi, la direction départementale des services vétérinaires (DSV) effectue les premiers prélèvements. Le jeudi, les résultats définitifs confirment qu’il s’agit bien d’un virus de grippe aviaire de type H5N8.

Mais la veille, un autre éleveur, rattaché à la coopérative Vivadour, dont l’exploitation est située à moins d’un kilomètre du foyer initial, a livré dans le Gers, les Hautes-Pyrénées et le Lot-et-Garonne des milliers de canards prêts à gaver. A Monlezun, Frédéric Labenelle reçoit une cargaison de 1 600 bêtes :

« Le jeudi, elles commençaient à mourir. On a dû tout abattre. Les canards prêts à gaver mais aussi les 14 000 de mon élevage, par principe de précaution. Je suis frustré d’avoir été obligé d’abattre des animaux que j’ai élevés pendant deux mois et demi parce qu’on m’a livré une bombe à retardement. Ça me laisse un goût amer. »

Pour Philippe Martin, député PS du Gers et président du conseil départemental, « la marchandise n’aurait jamais dû quitter l’élevage du Tarn ». « Le principe de précaution aurait dû être appliqué en attente des résultats. Comment se fait-il qu’un groupement coopératif ait pris le risque de faire partir la production, alors qu’à 800 mètres il y avait une suspicion grave ? Pourquoi les services de l’Etat n’ont pas fait jouer le principe de précaution ? »

Malgré plusieurs sollicitations, Vivadour a refusé de répondre à la question. « Ils m’ont dit que l’éleveur n’était pas au courant que son voisin avait une suspicion de contamination », rapporte toutefois M. Labenelle. L’éleveur du foyer initial affirme pourtant le contraire : « J’ai prévenu tous mes voisins dès la suspicion », assène-t-il, coupant court à la conversation. Pour démêler le vrai du faux, le ministère de l’agriculture a demandé une enquête à la direction générale de l’alimentation (DGAL).

Le principe de précaution

Une autre question nourrit les conversations. Pourquoi les services de l’Etat n’ont pas stoppé tout mouvement de palmipèdes dès la première suspicion de contamination ? « On ne peut pas décider de bloquer toute une zone quand il y a une suspicion. Si on le faisait à chaque fois, on bloquerait des régions tous les jours. Appliquer le principe de précaution, ce n’est pas être dans la surréaction permanente », répond Bruno Ferreira, chef de service à la DGAL.

Le 6 décembre, un arrêté ministériel a pourtant été publié dans l’urgence. Si les textes prévoyaient déjà « la possibilité d’installer une zone de contrôle temporaire pour prendre des mesures conservatoires jusqu’à ce qu’un résultat soit confirmé », comme l’explique M. Ferreira, pour gagner en « rapidité », le préfet – et non plus seulement le ministre – pourra désormais prendre cette décision. Un arrêté sous forme d’aveu, pour Bernard Malabirade, vice-président de la chambre d’agriculture :

« Je déplore que la décision n’ait pas été prise au niveau du Tarn. Si on demande au préfet de prendre désormais la décision, c’est reconnaître que cet arrêté aurait pu avoir une utilité. »

« Il n’y a pas eu de retard à l’allumage sur le sujet », conclut le chef de service de la DGAL. Pour en être certain, Philippe Martin, le président du conseil départemental du Gers, attend les résultats de l’enquête. « Si elle ne répond pas à toutes mes questions, je porterais plainte contre X », précise-t-il.

Les autorités sanitaires sur le pied de guerre

Dans le Gers, les autorités sanitaires et les éleveurs concernés tentent, depuis plusieurs jours, de stopper la propagation de la grippe aviaire. Contrairement à la précédente crise, le virus H5N8 semble plus facile à contenir du fait de la forte mortalité qu’il engendre.

« Il se transmet très rapidement, sa durée d’incubation est faible – entre vingt-quatre et quarante-huit heures – et sa mortalité est très forte. Jusqu’à 50 % des canards meurent dans les soixante-douze heures », explique Bernard Malabirade, vice-président de la chambre d’agriculture. « L’année dernière, le virus était faiblement pathogène. Comme les canards résistaient à la maladie, il était difficile de voir qu’ils étaient contaminés. Celui-ci semble donc plus facile à juguler », poursuit Marie-Pierre Pé, secrétaire générale du comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog).

Près de 18 000 canards ont déjà été abattus. La désinfection des sites touchés est, elle, en cours. Après la décontamination, un délai de vingt et un jours est nécessaire pour lever l’arrêter d’infection, dans l’hypothèse où de nouveaux foyers ne sont pas, entre-temps, détectés. La désinfection consiste notamment à traiter au lait de chaux les lisiers et les fumiers des canards pour y éliminer le virus.